Un traité contre l’Amérique latine?

En juin dernier, la conclusion du Traité de libre échange entre l’Union européenne et le Mercosur, le « marché commun de l’Amérique du sud » 1, a été célébré par le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, comme « une extrêmement bonne nouvelle en ces temps turbulents».
Et pourtant, la Commission européenne a donné l’impression de danser le tango à contre-temps. Les négociations entre les deux blocs commerciaux avaient commencé en l’an 2000, lorsque le Brésil était dirigé par Fernando Henrique Cardoso, un brillant intellectuel de centre gauche, professeur à Stanford et au Collège de France, symbole d’une Amérique latine moderniste, ouverte et modérée. Aujourd’hui, l’Union européenne se retrouve sur la photo avec Jair Bolsonaro, un chef d’Etat d’extrême droite, misogyne, populiste, ultra-nationaliste, ami de Donald Trump, nostalgique de la dictature militaire et proche des milieux agricoles qui ravagent la forêt amazonienne.
Comment, de surcroit, justifier cette euphorie, alors que le modèle économique dont s’inspire le libre échange suscite de plus en plus de protestations en Amérique latine?  En Argentine, lors des élections du 27 octobre, le président conservateur Macri a été balayé par son opposant péroniste Alberto Fernandez et au Chili, un pays que l’on présente souvent comme une success story néo-libérale, le gouvernement de droite s’est retrouvé acculé, face à des mobilisations populaires dénonçant la concentration des richesses.
L’Union européenne a présenté cet Accord comme une bénédiction pour l’économie européenne, même si, « chez nous », les agriculteurs, une grande partie de la gauche, des écologistes, des souverainistes et des nationaux-populistes se mobilisent contre ce qu’ils considèrent comme une nouvelle expression de la « mondialisation malheureuse ». Les doutes ont même gagné des libéraux, comme Emmanuel Macron ou Denis Ducarme.
Mais que se passe-t-il « chez eux », en Amérique latine, dans ce continent où le libre échange avec les pays du Nord a souvent été vécu comme une malédiction? Le best seller inoxydable d’Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, ou le majestueux Chant général de Pablo Neruda, expriment bien mieux qu’un rapport de l’OCDE ce sentiment des Latino-américains «d’en bas » de toujours avoir été les perdants des avatars successifs de la globalisation. Dans les années 1960, d’éminents économistes latino-américains, le Brésilien Celso Furtado et l’Argentin Raul Prebisch, avaient d’ailleurs bâti sur ce constat de « l’échange inégal » « la théorie de la dépendance », décrivant la soumission inéluctable des pays périphériques, producteurs de matières premières, par rapport aux pays industrialisés, exportateurs de produits finis. L’évolution récente de l’Amérique latine, à l’image du Venezuela englué dans « l’excrément du diable », le pétrole, confirme ce risque permanent de fonder le développement économique sur les exportations de produits primaires. Pratiquement aucun pays, qu’il soit de gauche ou de droite, n’a échappé à ce « mal-développement ».

Le continent de l’inégalité
De surcroit, dans ce sous-continent champion toutes catégories de l’inégalité sociale, le slogan «marché libre, esprit libre » reste à démontrer. Après les indépendances au XIXè siècle, l’introduction du libéralisme économique et l’insertion dans l’économie mondiale, facteurs de modernisation, se sont généralement accompagnées de la spoliation des communautés indigènes, de la violence politique et du règne de l’oligarchie. Plus récemment, la vague néo-libérale, amorcée après le coup d’Etat du général Pinochet en 1973 et peu ou prou cautionnée plus tard par des gouvernements civils a renforcé les inégalités.
Les néolibéraux latino-américains, mais aussi la Commission européenne, ont encore du mal à faire leur mea culpa. Fidèles à l’édit thatchérien « qu’il n’y a pas d’alternative », ils continuent d’ânonner leurs dogmes sur les vertus ontologique du libre échange et à montrer du doigt le désastre économique à Cuba ou au Venezuela, comme si l’échec des expériences socialistes consacrait par essence le bien-fondé des modèles néo-libéraux.
« Chacun a raison de son propre point de vue, mais il n’est pas impossible que tout le monde ait tort », prévenait Gandhi. Certes, contrairement à la vulgate marxiste, le malheur de l’Amérique latine n’est pas dû seulement à « l’impérialisme yankee », mais les structures politiques et sociales locales, la corruption, l’arbitraire et la violence qui y sévissent ont bloqué les bienfaits magiques prêtés à la « main invisible du marché » et à la mondialisation. Ces dernières années, comme le souligne un numéro du magazine Diplomatie consacré à la « géopolitique mondiale de la criminalité », le néo-libéralisme économique et le libre échange, engoncés dans les phénomènes de corruption et de panne de l’Etat de droit, ont même contribué au renforcement obscène des « pouvoirs de fait », comme les cartels de la drogue mexicains, qui exacerbent la violence, déforment l’économie et disloquent les sociétés.
Le sujet est complexe et Mario Vargas Llosa, Prix Nobel de littérature et apôtre flamboyant du libéralisme, opposerait sans doute de solides objections à cette lecture très critique de la globalisation. Mais il est difficile de nier que les oligarchies latino-américaines ont constamment cherché dans « l’exportation dépendante », selon la formule de l’éminent latino-américaniste et ex-ambassadeur de France Alain Rouquié, une manière d’échapper aux réformes politiques, sociales et fiscales qui seraient essentielles pour assurer un développement équilibré et une démocratie apaisée. En l’absence d’une révision profonde de ce « modèle latino-américain » revêche à l’égalité et à la légalité, on voit mal comment l’Accord de libre échange entre l’Union européenne et le Mercosur pourrait éviter d’aggraver la malédiction du sous-continent.

Notes

1.  Le Mercosur a été fondé par l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay. Le Venezuela l’a rejoint, mais est actuellement suspendu, la Bolivie est “en processus d’adhésion”. Plusieurs Etats du sous-continent lui sont associés, comme le Chili, la Colombie, l’Equateur, le Pérou, la Guyane et le Surinam)

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