Syrie: le déshonneur et la guerre

Comment Donald Trump a-t-il pu abandonner les Kurdes, alors que ceux-ci avaient été en première ligne lors des combats contre l’ennemi juré, le groupe Etat islamique? La désapprobation et la surprise ont été quasi unanimes, jusqu’au sein du Parti républicain.
Et pourtant, dès le début de cette guerre, certains avaient mis en garde contre la fatalité d’une trahison de l’Occident. En septembre 2016, à l’époque du Président Obama, Tim Arango publiait dans le New York Times un reportage au titre éloquent et prémonitoire: « Les Kurdes craignent que les Américains les trahissent de nouveau, en Syrie cette fois», écrivait-il.
Cette forfaiture apparaissait inscrite dans l’histoire d’un peuple qui, comme le veut le dicton, « n’a pas d’autres amis que les montagnes ». Dans celle aussi de puissances coloniales ou impériales qui ont souvent cherché à sous-traiter leurs guerres à des groupes locaux ou à des armées « cipayes » (Nda: mercenaires indiens de l’Empire britannique). Quand la roue de l’histoire se met à tourner, elle écrase sous ses chenilles d’acier les groupes et les personnes qui se retrouvent du mauvais côté des tranchées. La marche folle de l’humanité est ainsi jonchée de « peuples sacrifiés ».
En 2013, le célèbre journaliste et sinologue Jonathan Mirsky le rappelait dans un article de la New York Review of Books à propos du Tibet. Dans les années 1950-1960, la CIA y appuya des groupes armés pour affaiblir le pouvoir communiste chinois. Des recrues furent envoyées dans l’Etat du Colorado, « dont le relief ressemblait le plus à celui de l’Himalaya », pour être entraînées à la guérilla. En 1971, Henry Kissinger siffla la fin de la partie, car il voulait normaliser les relations avec la Chine.  « Il n’y avait plus de rôle pour le Tibet dans cette nouvelle équation», notait John Kenneth Klaus, un ancien de la CIA, auteur en 1999 du livre Les orphelins de la guerre froide. Le même scénario se reproduisit lors de la guerre du Vietnam. Les images hallucinantes de Sud-vietnamiens tentant désespérément de s’accrocher aux derniers hélicoptères américains, avant le déferlement des troupes communistes dans Saigon, attestent pour toujours de ce lâchage des « alliés d’hier ».

La France et les harkis
Les Etats-Unis ne sont bien sûr pas les seuls, lorsque le destin bascule, à se comporter comme des monstres froids. En 1962, après les accords d’Evian qui accordaient l’indépendance à l’Algérie, la France n’eut pas de compassion pour les harkis, ces musulmans qui avaient combattu avec elle contre le Front de libération nationale. Feignant de croire aux promesses de clémence du FLN, l’armée française les désarma et empêcha la grande majorité d’entre eux de se réfugier dans la métropole. Dans les mois qui suivirent, des dizaines de milliers de harkis furent massacrés. « La France se devait de les protéger, elle ne l’a pas fait. Elle porte cette responsabilité devant l’Histoire », reconnut le président Nicolas Sarkozy en 2012.
Plus récemment, cette ingratitude s’est exprimée dans le sort réservé au personnel civil de recrutement local qui a assisté les pays de l’OTAN lors de leurs guerres en Afghanistan ou en Irak. Ces dernières années, beaucoup d’interprètes, considérés par les Talibans ou les milices irakiennes comme des « collabos », ont vu leur demande d’asile déboutée, non seulement aux Etats-Unis, mais aussi en France. Un scandale que dénoncent les journalistes Brice Andlauer et Quentin Müller dans leur récent livre, Tarjuman: enquête sur une trahison française (Bayard, 2019).
Choquant? Sans aucun doute. Mais surprenant? L’argument de l’intérêt national finit presque toujours par l’emporter sur les accolades et les promesses d’amitié éternelle. Donald Trump l’a exprimé comme à son habitude sans ambages: les Etats-Unis ont « balancé les Kurdes » parce que ceux-ci ne défendaient pas réellement les intérêts américains, mais les leurs. Bref, « l’Amérique d’abord » n’a que faire du « Kurdistan d’abord ». « Ce ne sont pas des anges », a-t-il cru bon d’ajouter.
Les « proxies », ceux qui combattent à la place des autres, ont certes leurs propres stratégies qui peuvent parfois contrarier leurs sponsors, comme le démontre Erica Dreyfus Borghard dans une longue étude de l’Université Columbia. A l’exemple de ces moudjahidines « combattants de la liberté » que la CIA appuya lors de l’occupation soviétique de l’Afghanistan (1979-1989) et qui se retournèrent contre les Etats-Unis jusqu’à perpétrer les attentats du 11 septembre. Dans ce monde d’enjeux compliqués, de guerres entrecroisées et de coups tordus, la loyauté a rarement sa place. Les « alliés » seraient bien avisés de ne jamais l’oublier.

Le coût de la trahison
La trahison a-t-elle un coût? Oui, car elle discrédite les prétentions éthiques et les rhétoriques humanistes dont se parent les pays occidentaux. Elle révulse aussi très souvent leurs soldats, dont les « supplétifs » ont été des frères d’armes. Mais les dirigeants politiques se soucient en premier lieu de leur opinion publique. Or, pour celle-ci, le retour des boys au pays et le retrait de guerres sans fin excusent très vite l’abandon scélérat d’anciens alliés. Pour un politicien en quête de réélection, c’est l’aune ultime à laquelle se mesure la morale de l’histoire.
Le risque de blowback, de « retour de flamme » politique, est inévitable, toutefois, lorsque l’absurdité s’ajoute à la déloyauté. Le lâchage des Kurdes a déclenché une machine infernale. « Trump a abandonné les Kurdes et le chaos s’en est suivi », écrivait ce jeudi le New York Times. Les chancelleries et les Etats-majors prédisent sombrement une résurgence du djihadisme et le renforcement, partout au Moyen-Orient, des adversaires de l’Occident, que ce soit la Syrie, l’Iran, la Russie ou la Turquie. S’il était vivant, Winston Churchill aurait sans doute tweeté, en réponse à Donald Trump: « Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre.”

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