Début avril, le New York Times a lancé une série spéciale, intitulée le Privacy Project, qui sonne le tocsin contre tous ceux qui nous espionnent, nous filment, nous fichent, nous taggent, nous ciblent. « Les pays occidentaux sont en train de construire un Etat de surveillance aussi totalitaire que celui actuellement mis en oeuvre par le gouvernement chinois », s’inquiétait le chroniqueur Farhad Manjoo.
Exagération? On a peine à s’imaginer que le système de surveillance chinois, en particulier son recours massif à la reconnaissance faciale pour traquer les citoyens déviants, puisse être adopté par des démocraties libérales. Et pourtant. « Nous avons abandonné trop de contrôle sur notre vie numérique, écrivait sa collègue Kara Swisher. Nous ne pouvons plus le tolérer».
Elle n’est pas seule à le penser. La semaine dernière, l’Association canadienne pour les libertés civiles a décidé elle aussi qu’elle en avait assez de l’intrusion numérique. Elle a déposé plainte auprès des autorités locales et fédérales contre le projet de création sur le « front de mer » de Toronto d’un « quartier branché et intelligent » où le recours aux technologies numériques, sous l’égide d’une filiale de Google, risque de déboucher sur une surveillance indue des citoyens.
Les Cassandre nous avaient mis en garde. A l’exemple de George Orwell dans l’angoissant 1984, un livre qui se déroulait dans un régime totalitaire certes, mais dont la dystopie glaçante semble s’immiscer, en douceur et profondeur, dans nos démocraties consuméristes et désabusées. A l’instar, plus récemment, de Marc Dugain et Christophe Labbé, qui dénonçaient dans L’homme nu (R. Laffont/Plon, 2016) « un pacte avec le diable: la cession de notre identité numérique contre des services en libre accès ».
Ces dernières années, les incidents et les scandales se sont multipliés. Autour de l’espionnage d’Etat, celui de la NSA (agence nationale de sécurité) américaine et de la GCHQ britannique dévoilé par Edward Snowden. Autour également du « capitalisme de surveillance », dominé par des giga-firmes comme Google ou Facebook, qui brassent des milliards de données sur nos pensées, nos amitiés, nos sentiments, nos votes, nos achats ou nos déplacements. Jusqu’à faire de nous des êtres à propos de qui on sait tout. Jusqu’à nous priver de cette vie privée, de cette intimité et de cette obscurité sans lesquelles il n’y a pas de réelle liberté.
Une ligne rouge?
L’initiative du New York Times signifie-t-elle qu’une ligne rouge aurait été franchie? « Nous prétendons tenir à notre vie privée et les entreprises prétendent qu’elles la respectent», prévient Farhad Manjoo. Le principe de facilité et, souvent, la gratuité rendent presque inaudibles les avertissements de ceux que les technophiles qualifient de grincheux et d’anti-modernes. D’ailleurs, une partie significative de la population paraît prête aujourd’hui à embrasser, sans réserve, l’internet des objets, la connexion de tout à tout partout. De la même manière qu’elle a approuvé sans rechigner les conditions d’utilisation intrusives et abusives des plateformes et des réseaux sociaux.
La collecte d’informations privées a toujours de bonnes raisons: la lutte contre le terrorisme, la prévention de la délinquance, la protection des enfants dans les écoles, la fluidité dans les transports, la facilité du shopping. Mais c’est dans ces évidences que le diable se niche, derrière des appareils apparemment bienveillants et des politiques théoriquement bien intentionnées.
Les inventions technologiques, quand elles sont aussi disruptives qu’Internet, les algorithmes ou l’intelligence artificielle, ne bouleversent pas seulement l’économie, elles façonnent aussi les sociétés et finissent par déterminer leurs valeurs et leurs règles. Le New York Times en donne pour exemple les « maisons intelligentes », hyper-connectées. Dans nos sociétés en quête de sécurité et de commodité, elles sont une évidence, mais « où vont les données ainsi collectées? Qui peut y avoir accès? », s’interrogeait le journal. « La smart home est devenue une mine d’informations sur les aspects les plus intimes de notre vie, alors qu’elles sont soumises à très peu de contrôle ». Marc Dugain et Christophe Labbé sont encore plus alarmistes, en évoquant le risque «qu’une fusion des services de renseignement avec les entreprises commerciales du big data augure une forme de gouvernement mondial non élu ».
(Ré)agir
Que faire? La fameuse maxime de Margaret Thatcher résonne : TINA, there is no alternative. Nécessité? Fatalité? Faux. Montréal a défini des principes éthiques pour son ambitieux projet de ville intelligente et numérique. « On a tous Big Brother en tête et on ne veut pas y arriver », déclarait en 2018 un de ses responsables. L’Europe a réagi aussi en imposant son Règlement général de protection des données, un premier pas censé mieux protéger la vie privée. Aux Etats-Unis, le courroux de la loi fédérale pourrait même finir par frapper Facebook pour sa gestion cavalière de données privées. « Il y a une prise de conscience mondiale », confiait récemment au Monde la nouvelle présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL, France), Marie-Laure Denis, en annonçant, « un an après l’entrée en vigueur du RGPD, la fin d’une certaine forme de tolérance (Nda: à l’égard des entreprises) et un contrôle assorti, le cas échéant, de sanctions. »
« Quand Hannah Arendt évoquait le totalitarisme, écrit Timothy Snyder dans De la tyrannie (Gallimard, 2017), elle ne pensait pas à un Etat tout-puissant, mais à l’effacement de la différence entre la vie publique et privée. Nous ne sommes libres que dans la mesure où nous exerçons un contrôle sur ce que les gens savent de nous et sur la manière dont ils ont acquis ces connaissances ». A bon entendeur…
Note: cette chronique a été publiée le jeudi 25 avril dans Le Soir + (en ligne) et le vendredi 26 dans Le Soir “papier”. On a appris depuis lors que Facebook a provisionné 3 milliards de dollars en prévision d’une amende fédérale américaine. Et mardi 30 avril, Mark Zuckerberg s’est engagé solennellement à protéger la vie privée…