L’attentat le 15 mars dernier contre deux mosquées de Christchurch a testé la cohérence morale et l’universalité de la lutte contre le terrorisme. L’émotion et l’indignation sont souvent déterminées en effet par la proximité géographique et par l’identification aux victimes sur base nationale, ethnique, idéologique ou religieuse. Or, la Nouvelle Zélande se trouve « down under », comme on dit, au bout du bas de la mappemonde, et les victimes étaient musulmanes.
La couverture médiatique du terrorisme est souvent hémiplégique. Selon une récente étude de l’Université de l’Alabama, les attaques commises par des musulmans recevraient 375% plus d’attention dans la grande presse américaine que celles perpétrées par des personnes issues d’autres communautés. Depuis les attentats du 11 septembre, au fil de la « guerre contre la terreur », les Etats-Unis et l’Europe ont largement fait rimer terrorisme et islamisme, au risque d’oublier trop rapidement les attaques commises par des « nationalistes blancs », comme la tuerie d’Oslo et Utoya en 2011 ou l’assassinat en 2016 de la députée travailliste britannique Jo Cox.
Or, « le suprémacisme blanc et l’extrémisme de droite, notait le procureur américain Thomas T. Cullen, le 22 février dans le Washington Post, sont parmi les menaces les plus grandes contre la sécurité nationale américaine». Aux Etats-Unis, entre 2008 et 2017, selon la Ligue anti-diffamation (une organisation juive spécialisée dans le monitoring des crimes de haine), 71% des meurtres liés à l’extrémisme ont été commis par des membres de l’extrême droite et de mouvements suprémacistes blancs, contre 26% attribués aux extrémistes islamistes. En 2016, dans Prism, la revue de l’Université nationale de défense (Washington), le politologue allemand Daniel Koehler mettait en garde contre la pauvreté de la recherche académique sur ce phénomène, « créant un dangereux niveau d’ignorance et un manque inquiétant d’expertise ».
En Europe, où la plus grande partie des attentats ont été commis par des « djihadistes », cette différence d’attention a sans aucun doute reflété des priorités sécuritaires. Et pourtant, une égale attention serait de mise, car, jugés à l’aune de la démocratie libérale, ces deux mondes, suprémaciste et djihadiste, se ressemblent comme deux gouttes d’eau toxique. Tous deux nourrissent une détestation absolue des principes de liberté, d’égalité et de fraternité. Tous deux exploitent le sentiment de victimisation de leur « communauté ». La plupart de leurs exécutants sont passés par la « case délinquance ». Ils sont tribaux, « nous » contre « eux, et leur idéologie de haine implique, en bout de course, cet exterminisme, ce « tuez les tous », que Daniel Jonah Goldhagen décrit avec éloquence dans son essai Pire que la guerre. Massacres et génocides au XXè siècle (Fayard, 2012).
Les suprémacistes blancs et les djihadistes sont des ennemis jurés mais ils se renforcent l’un l’autre, en cherchant à provoquer par leurs violences la polarisation de chaque « camp ». Ils sont contre cet espace commun « où prospèrent la diversité, la tolérance, la compréhension, la discussion et le débat, là où il y a échange, interrogation et curiosité », comme l’écrivait le journaliste du quotidien The Guardian, Jason Burke, à propos du groupe Etat islamique.
Une menace pour tous
L’attentat de Christchurch appelle une nouvelle fois à se définir face aux terrorismes, à préciser les valeurs qui inspirent son rejet, en se gardant en particulier d’un triage de l’indignation selon le territoire, l’idéologie ou l’identité, qui nous ferait oublier que le terrorisme d’où qu’il vienne représente une menace pour l’ensemble de la société et ses valeurs communes.
« Face au terrorisme global, l’analyse doit être globale. Toute perspective unilatérale est trompeuse, car partielle », notait l’an dernier le sociologue Michel Wieviorka. En 1987, déjà, avec Dominique Wolton, dans Terrorisme à la une (Gallimard), il avait dénoncé «le nationalisme de l’information ». « Cette mobilisation plus faible de l’opinion publique dès lors que les événements ne mettent pas en cause directement les nationaux ou le territoire est un obstacle au projet de mobilisation générale des démocraties contre le terrorisme », prévenaient-ils.
Après le massacre d’Orlando en 2016, qui visait une boîte de nuit gay, le chroniqueur du New York Times Frank Bruni avait abordé cette tension entre l’universalité et l’identité qui oppose la communauté de la solidarité au communautarisme de l’indignation. « Ce n’était pas juste une attaque contre les membres de la communauté LGBT, tout comme le carnage à Charlie Hebdo n’était pas seulement une attaque contre des humoristes, écrivait-il. Ces deux massacres étaient une attaque contre la liberté elle-même ».
Le naïvisme n’a pas sa place dans cette réflexion sur le supplice de l’écartèlement que les extrémistes aimeraient imposer à la démocratie libérale. Dans une recension de La religion des faibles dans la revue Esprit, Jean-Louis Schlegel signalait l’appel de son auteur, Jean Birnbaum, à la gauche, « comme une sorte d’invite au courage pour défendre son héritage d’universalité, à devenir moins paralysée par le passé et plus lucide sur le présent de l’islam ». Mais il soulignait aussi qu’au nom de la lucidité demandée à la gauche, « l’islam est lourdement instrumentalisé aujourd’hui à droite au service de causes identitaires et autoritaires aux antipodes de valeurs universelles ».
Lorsque les extrémismes cherchent à prendre la démocratie en tenailles, celle-ci ne peut sortir que par le haut. Comme l’a fait la Première ministre néo-zélandaise, Jacinda Ardern, en réaffirmant les valeurs d’inclusion et d’humanisme. Comme l’avait fait Emile Zola en prenant la défense du capitaine Dreyfus, contre les nationalistes ultras et, selon l’expression de Marc Crapez, contre la « gauche réactionnaire ». Contre ceux, pour citer Emil Cioran, « qui sécrètent du désastre ».