En 1830, dans une hacienda isolée de Colombie, un homme déçu par l’évolution politique au Venezuela voisin écrivait une lettre empreinte d’amertume. “Vous savez que j’ai eu le pouvoir pendant vingt ans et je n’en ai tiré que quelques conclusions sûres: l’Amérique est ingouvernable pour nous. Celui qui sert une révolution laboure la mer. La seule chose que l’on puisse faire en Amérique est d’émigrer. Ce pays tombera infailliblement entre les mains de petits tyrans. »
Cet homme apparemment revenu de tout s’appelle Simon Bolivar. Pendant des années, il avait symbolisé la lutte de l’Amérique du Sud pour son indépendance et son unité. Ses cavalcades tumultueuses tout au long de la cordillère des Andes avait fasciné le monde. Mais il mourut isolé et déchu. Le 17 décembre 1830, peu avant de rendre son dernier souffle, il s’exclamait : “Partons, partons… Ces gens-là ne veulent plus de nous dans ce pays».
L’histoire a la manie de faire la nique à ceux qui s’y réfèrent pour justifier leurs politiques. En 1999, le lieutenant-colonel Hugo Chavez avait fait de Simon Bolivar l’inspirateur suprême de sa présidence. Mais vingt ans plus tard, la sentence est sans appel: le chavisme a lui aussi « labouré la mer », incapable de surmonter les « malédictions » de l’Amérique latine.
L’inégalité sociale et raciale, inscrite dès l’indépendance, au début du 19ème siècle, dans le pouvoir oligarchique et la pigmentocratie, en est la plus persistante. C’est contre cette injustice, cette discrimination et ces humiliations que Hugo Chavez, l’enfant pauvre et zambo (métis indo-africain), avait voulu construire son « socialisme du XXIème siècle ».
Toutefois, dans cette aventure, il n’a pas échappé aux autres « malédictions » du continent. Même s’il a été élu et réélu, il a perpétué le caudillisme, cette forme de pouvoir arbitraire qui considère que « le principe de majorité, comme l’écrit Alain Rouquié, confère une légitimité au dessus des lois ». Il a renforcé le militarisme, octroyant à l’armée, garante ultime du régime, prébendes et privilèges pour assurer sa loyauté. Anti-impérialiste, il a échangé une dépendance internationale contre une autre. Défiant les Etats-Unis, ce pays «qui semble destiné par la Providence à accabler l’Amérique latine de misères au nom de la liberté »(Bolivar), le chavisme a inconsidérément cédé à Cuba des fonctions régaliennes dans les domaines de la sécurité, des services de renseignement et de la coopération militaire et il s’est lourdement endetté, notamment auprès de la Chine.
L’excrément du Diable
Le Venezuela est un immense paradoxe. Pendant quelques décennies, lors de la deuxième partie du XXème siècle, il fut le laboratoire de la démocratie en Amérique latine. Brièvement, juste après la Seconde Guerre mondiale, lorsque la victoire contre le nazisme avait inspiré des personnalités de la gauche démocratique comme Romulo Betancourt et Romulo Gallegos. Beaucoup plus solidement, après la chute de la dictature de Marcos Perez Jimenez, en 1958, lorsque le pays entra dans une période marquée par l’alternance entre le parti social-démocrate Action démocratique et le parti démocrate-chrétien COPEI. Durant toutes ces années, Caracas devint une ville-refuge dans un continent sous la botte de régimes militaires. Le Venezuela se mit également à jouer un rôle international de premier plan, en participant à la création de l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) et en agissant comme médiateur dans les conflits armés en Amérique centrale. Il réussit à gérer, sans servilisme ni antagonisme, ses relations avec les Etats-Unis, le pays tuteur de la région.
Pourquoi cette période apparemment idyllique a-t-elle tourné court? Sans doute, en raison d’une autre « malédiction », le pétrole, « l’excrément du diable », comme l’appela le sage Juan Pablo Perez Alfonzo, ministre vénézuélien de l’énergie et « père » de l’OPEP. L’or noir, qui aurait pu appuyer une développement équitable, contribua à créer une économie rentière, bureaucratique, corrompue et paresseuse. Par ses largesses, il permit aussi de ne pas devoir s’attaquer aux racines de l’inégalité sociale.
Durant toutes ces années, la ville de Caracas avec ses quartiers résidentiels rutilants et ses immenses bidonvilles, avec sa violence sociale et sa délinquance de rue, dévoilait pourtant la « déformation » de l’économie et les risques de ce « mal-développement ». L’heure de vérité était inévitable. En février 1989, des manifestations contre les mesures d’austérité imposées par le président social-démocrate Carlos Andres Perez se transformèrent en émeutes, le Caracazo, violemment réprimées. Cet événement, qui fit des centaines voire des milliers de victimes, fut le chaudron du chavisme.
Toutefois, en fondant sa politique de redistribution sociale sur le pétrole et l’endettement extérieur, en « préservant intacte la structure de la corruption », comme l’a reconnu en décembre dernier l’ex-ministre Elias Jaua, le chavisme fut plus une continuité qu’une rupture, « un mirage fondé sur une malédiction », comme nous l’écrivions en 2014 dans un rapport du centre d’études norvégien NOREF. Il emprunta aussi de plus en plus la voie de l’autoritarisme, réprimant en particulier la presse, emprisonnant des opposants politiques, et dans sa volonté de démontrer son anti-impérialisme courtisa les régimes et les mouvements les plus hostiles aux démocraties libérales, de l’Iran à la Syrie, des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) au Hezbollah libanais.
L’histoire du Venezuela offre une mise en garde à ceux qui risquent aujourd’hui de ne penser qu’à « l’après ». L’avenir du pays ne dépendra pas seulement d’un basculement politique partisan en faveur du Président proclamé par l’Assemblée nationale, Juan Guaido, ni d’un rebond des cours du pétrole. Si le prochain gouvernement ne se démarque pas de ces malédictions, s’il n’échappe pas à l’alternance fatidique entre le « pouvoir oligarchique » et le populisme, s’il compte s’appuyer sur Donald Trump et Jair Bolsonaro là où Maduro se réfère à Xi Jinping ou Vladimir Poutine, le Venezuela ratera sans doute une nouvelle fois son rendez-vous avec la démocratie.
Notes: ce texte a été publié jeudi 31 janvier en ligne dans Le Soir + et le vendredi 1er février dans l’édition “papier” du journal. Une coquille a été corrigée dans ce texte, Xi Jinping et non bien sûr Xi Ping!