L’histoire bégaye. Une nouvelle fois, comme en 1968, lors du fameux mois de mai, comme en 2005 lors du référendum sur le « traité instituant une constitution pour l’Europe », la « France d’en haut » semble prise de court. Mais d’où sortent ces gilets jaunes? Pourquoi le mouvement ne s’étiole-t-il pas plus vite? Qui sont ces casseurs et ces voyous qui les accompagnent, s’infiltrent et les débordent ? Tout au long de ces dernières semaines, le monde politique, la presse aussi, ont peiné à comprendre ce qui était en train de se passer. Hésitant entre l’arrogance et la complaisance, ils ont donné un spectacle empreint de confusion et d’improvisation.
L’imprévision, comme le notait Barbara Tuchman dans son best seller paru en 1984, La marche folle de l’histoire, est une constante, « de la guerre de Troie à la guerre du Vietnam ». Sans doute. Mais, aujourd’hui, les gouvernants n’ont jamais eu autant de sources d’information à leur disposition. Enquêtes sociologiques, sondages d’opinion, notes de surveillance de services de renseignements et revues de presse s’accumulent sur les disques durs des experts censés être à l’écoute de la population. Les réseaux sociaux offrent par ailleurs une profusion de données qui ne demandent qu’à être exploitées par ceux qui cherchent à prendre la température de la société.
Et pourtant, la surprise et la sidération semblent être la norme.
Déjà, en 2007-2008, la crise financière s’était abattue comme une tempête de neige au beau milieu de l’été. Seuls quelques Cassandre, une poignée d’économistes et de journalistes, avaient tiré la sonnette d’alarme. En vain. Leurs alertes sur les montages financiers les plus périlleux avaient été reléguées en bas de page de l’actualité. Les alchimistes de la haute finance se croyaient aussi infaillibles que la Papauté.
Après ce choc, dont on sous-estime aujourd’hui encore les conséquences délétères sur le « contrat citoyen », les gouvernements avaient juré de ne plus se laisser surprendre. Raté. L’explosion de colère sociale actuelle nous rejoue étrangement le même scénario de l’imprévision, de la confusion et de l’improvisation. Depuis des années, pourtant, des économistes, des sociologues, des journalistes avaient tiré le signal d’alarme. Dès 1993, alors que la gauche abandonnait peu à peu le terrain social pour privilégier les questions sociétales, le démographe Emmanuel Todd et l’historien Marcel Gauchet théorisaient la « fracture sociale » entre une « France qui gagne » et une autre, larguée et « désintégrée ». En 2011, dans son livre Le Quai de Ouistrehan, qui décrivait le monde des petits boulots et de la précarité, Florence Aubenas mettait le doigt dans la plaie. En 2014, Pierre Rosanvallon, poète lauréat de la modernité, à son tour, avait des doutes. « Le pays ne se sent pas écouté », prévenait-il, en évoquant des Français « invisibles », « des misères cachées et des détresses insoupçonnées qui fracturent la démocratie ». Presque en même temps, Thomas Piketty publiait un essai imposant, Le Capital au XXIème siècle, dont le succès phénoménal reflétait la désapprobation que suscitait chez les gens raisonnables la montée des inégalités extrêmes. Cette année-là, le Forum économique mondial de Davos et le Fonds monétaire international avertissaient eux aussi de la dangerosité des inégalités sociales pour la stabilité mondiale.
Les riches ont gagné
« Depuis 20 ans, il y a eu une lutte des classes et c’est ma classe qui l’a emportée », déclarait le multimilliardaire américain Warren Buffett en 2011. Jean-Louis Servan- Schreiber confirmait ce constat en 2014 en nous expliquant dans un livre “Pourquoi les riches ont gagné“. Au cours de ces décennies libérales-libertaires, la question sociale a été imprudemment gommée, comme si elle n’était que le hochet des corporatismes d’une social-démocratie fatiguée. Loin des cercles urbains et branchés, dans ces « fractures territoriales » dont parle depuis 2000 le géographe Christophe Guilluy, ce déni a alimenté le sentiment d’insécurité, voire de hargne, sociale. Mélangé confusément aux craintes mais aussi aux fantasmes suscités par les migrations et le fondamentalisme religieux, il a contribué au déplacement des enjeux vers des questions, corrosives, explosives, d’identité.
L’exaspération sociale, tout comme le risque, comme on l’a vu à Paris et à Bruxelles, qu’elle emprunte les voies funestes de l’extrémisme, de la violence et, comme le disait de Gaulle en 1968, de «la chienlit », était prévisible. Mais en dépit des mises en garde, les « élites » ont largement continué à ronronner et à pérorer, au rythme des grands jamborees de la prospérité…inégalement partagée. Les leaders de la gauche modérée ont eux aussi raté ce virage. « Ils ont ignoré comment, dans les populations européennes vieillissantes, la modernité a généré un agrégat inquiétant et chaotique de peurs auxquelles seules la droite et l’extrême droite semblent aujourd’hui pouvoir répondre », prévenait, en 2010, le politologue italien Raffaele Simone dans Le Monstre doux.
Non, tout n’est pas la faute à Macron, à l’Europe ou aux « ploutocrates ». Mais certains dirigeants européens qui se disent progressistes et libéraux continuent de croire que leur « modernisme » reste l’horizon indépassable de l’humanité, alors qu’il risque bien d’être le marchepied du populisme et de ses fantômes du passé. Ils continuent de parler « la langue d’un progrès qui s’auto-légitime de sa seule fuite en avant », écrit le philosophe Jean-Luc Nancy dans Libération.
En ces moments troublés où l’on cite les années 1930 à tout propos et hors de propos, peut-être pourraient-ils se souvenir du Président démocrate Franklin Roosevelt et de son New Deal, tenant d’une forme américaine du libéralisme qui défendait autant la justice sociale que la liberté. Il préserva les Etats-Unis des totalitarismes, alors que l’Europe succombait à Mussolini, Hitler, Franco et, en 1940, Pétain. L’histoire bégaye?
Note: cet article a été publié dans Le Soir papier du vendredi 7 décembre. J’ai effectué deux corrections pour tenir de remarques pertinentes de lecteurs. “Qui sont ces casseurs…”: Une phrase qui peut être comprise, en effet ,comme une forme d’amalgame, comme si le mouvement était par essence et unanimement violent. Je l’ai donc modifié pour lever l’ambiguïté. Et précisé, “en 1940”, ici aussi pour lever l’ambiguïté potentielle de la référence aux années 1930, puisque Pétain a reçu les pleins pouvoirs le 10 juillet 1940. J’ai ajouté également la référence au livre Pourquoi les riches ont gagné.
C’est dommage d’associer à ce point “gilets jaunes” et casseurs et voyoux. Il y a des débordements bien sûr mais le mouvement citoyen est suivi selon les sondages par entre 70 et 80 % de la population française ce qui n’est vraiment par marginal. Si cet article aborde la question du positionnement des élites, il serait intéressant de regarder le positionnement si diversifié des “gilet jaunes” eux mêmes dans leur immense diversité, entre maintien du pouvoir d’achat et d’un vivre ensemble sur une planète en danger.
Merci pour votre réaction très pertinente. J’en ai tenu compte car si telle n’était pas mon intention il y avait une risque d’ambiguïté dans ma formulation. Bien à vous.