La semaine dernière, pendant trois jours, plus de 500 journalistes venus d’une trentaine pays du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Europe se sont retrouvés à la Cité de la Culture de Tunis pour les premières Assises internationales du journalisme (1). A l’entrée, des policiers armés de mitraillettes dévisageaient les passants, des agents de sécurité scrutaient les sacs à dos. Quelques jours plus tôt, à quelques centaines de mètres de là, sur l’avenue Bourguiba, une femme s’était fait exploser près d’un groupe de policiers, faisant une vingtaine de blessés.
Organiser cet événement à Tunis était une gageure. Même si, au pays de la Révolution du jasmin, le Printemps arabe n’a pas sombré dans le chaos, la guerre ou la dictature, la liberté de la presse reste précaire, les médias sont fragiles, les jeux d’influence omniprésents. L’enjeu dès lors était d’affirmer haut et fort la liberté d’informer face aux menaces terroristes, mais aussi aux tentations autoritaires des Etats et aux réseaux économiques et politiques qui instrumentalisent les médias.
Ces Assises ont d’abord rappelé que l’avenir du journalisme ne se joue pas seulement dans les grandes rédactions occidentales. Comme Courrier international nous le démontre chaque semaine, partout dans des pays du Sud, des journalistes font sérieusement, talentueusement, leur métier dans des conditions d’extrême précarité. L’aune à laquelle se juge le journalisme est universelle, comme l’est la revendication de la liberté d’informer.
Les attaques contre les journalistes et, en particulier, l’assassinat macabre du chroniqueur saoudien Jamal Khashoggi ont hanté les discussions. Jusqu’au discours de clôture, lorsque le commissaire européen Johannes Hahn a fermement insisté pour que justice soit rendue, « quel que soit l’instigateur du crime ». Des journalistes du Maghreb et d’Afrique ont témoigné des pressions qu’ils subissaient, mais cette fois-ci aussi, des collègues européens ont tiré le signal d’alarme: « trois journalistes ont été assassinés en un an au sein de l’Union européenne », a souligné Christophe Deloire, le directeur de Reporters sans frontières (RSF).
Et puis, il y a cette haine attisée par les milieux extrémistes et relayée de plus en plus par des responsables politiques que l’on croyait respectables. Le media bashing a franchi toutes les lignes rouges. « Les journalistes peuvent être critiqués, cette critique est même nécessaire, notent les auteurs de l’Appel de Tunis, publié à l’issue des Assises. Mais aucun journaliste ne peut être inquiété, menacé, censuré, emprisonné, assassiné au seul titre qu’il est journaliste. Les discours de haine contre les journalistes qui se propagent sur les deux rives de la Méditerranée salissent leurs auteurs. Ils abiment nos pays ».
Certes, un peu partout, la presse a mauvaise presse. « Pour qu’aujourd’hui nous soyons à ce point dénigrés, c’est que nous avons failli à notre mission, a suggéré Pierre Haski, chroniqueur de France Inter et Président de RSF. Le premier de nos enjeux est de savoir comment nous pouvons rétablir cette confiance ». Pendant trois jours, des journalistes ont expliqué les réponses qu’ils entendaient apporter à ces défis. En instaurant, comme les Observateurs de France24 ou AFPfactuel, des systèmes rigoureux de vérification de l’information. En refusant, comme l’a rappelé Laurent Richard, créateur de Forbidden Stories, que l’assassinat d’un(e) journaliste enterre l’enquête qu’il/elle était en train de mener. En mutualisant les efforts d’investigation au niveau d’un continent ou entre des continents. En renforçant les structures d’autorégulation et d’enseignement. « En mettant le citoyen au coeur du traitement de l’information », comme l’a proposé le journaliste burkinabé Charlemagne Abissi.
« Le droit de chaque citoyen à une information de qualité est un droit fondamental, comme celui de boire une eau saine, de respirer un air non pollué. Elle est un bien commun de l’humanité », a clamé l’Appel de Tunis. « La presse redeviendra la force qu’elle a toujours été le jour où elle obéira à sa propre conscience », a lancé l’écrivain franco-algérien Yasmina Khadra. Mais la qualité et la conscience offrent-elles vraiment la formule magique qui permettrait de réconcilier « le »public avec « la » presse ? Les media bashers les plus hargneux ne lisent pas la « bonne presse», ne regardent pas les documentaires d’Arte et ne croient pas les fact-checkers du Monde. Comme Donald Trump, ils préfèrent la télé-poubelle, les sites d’infox, les réseaux sociaux où l’on se lâche, les condamnations à l’emporte-pièce d’une presse qu’ils ne connaissent pas.
Toutefois, à supposer qu’ils aient une once d’honnêteté, ils auraient peut-être été impressionnés par le courage de nombreux journalistes qui se sont succédé à la tribune. Car il en faut pour plonger « dans le cerveau du monstre », comme l’a fait Kamal Redouani en reconstituant le règne de la terreur que Daech a fait régner à Syrte, en Libye. Ou pour exercer le métier de journaliste au Yemen. Ou pour traquer les trafiquants de « coke en stock » en Libye. Ou pour enquêter sur les enfants des rues à Tunis. C’est plus compliqué en tout cas que de pérorer sur Facebook ou de répandre sa haine sur Twitter, souvent sous le couvert pleutre de l’anonymat, «dans ce clair-obscur, comme prévenait Antonio Gramsci, où surgissent les monstres ».
Les Assises internationales du journalisme de Tunis sont le prolongement des Assises du journalisme, organisées chaque année en France à Tours, à l’initiative de l’association Journalisme et Citoyenneté, dirigée par Jérôme Bouvier.
Cet article a été publié le jeudi 21 dans Le Soir + et le vendredi 23 novembre dans la version papier du Soir.