Le choix était simple. D’un côté, Chrystia Freeland, la ministre libérale des Affaires étrangères du Canada; de l’autre, le prince héritier et vice-premier ministre saoudien, Mohammed ben Salmane. Avec, entre les deux, un tweet, diffusé début août, dans lequel la ministre canadienne demandait la libération par Riyad de militantes des droits des femmes, dont Samar Badawi, et de son frère, Raif, le blogueur condamné à dix ans de prison et à mille coups de fouet pour « blasphème ».
En cette année où l’on célèbre les 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, ce tweet aurait dû être la réaction par défaut de tous les pays démocratiques. D’autant plus que le royaume saoudien prétend qu’il s’est engagé dans un vaste programme de réforme, censé moderniser un pays engoncé depuis sa création dans l’autoritarisme politique et le fondamentalisme religieux.
Ce message a au contraire déchaîné un véritable simoun entre Riyad et Ottawa. L’Arabie saoudite a déclaré l’ambassadeur canadien persona non grata, interdit les vols aériens sur Toronto et rappelé les milliers d’étudiants saoudiens résidant au Canada.
Pire encore, le Canada s’est retrouvé isolé, lâché par ses plus fidèles alliés. L’administration Trump s’en est lavé les mains. Londres a demandé à «deux de ses proches partenaires» de faire preuve de retenue, comme si le Canada, membre du Commonwealth, ne méritait pas sa préférence. De son côté, l’Union européenne a choisi l’esquive. Dans un communiqué, le Service européen d’action extérieure a souligné, dans un exercice de novlangue laborieux, « son engagement constructif avec l’Arabie saoudite » et rappelé, quand même, « l’importance des défenseurs des droits humains et des groupes de la société civile dans le processus de réforme en Arabie saoudite ». Federica Mogherini, la Haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a téléphoné à Chrystia Freeland, mais sans que cet entretien ne débouche sur une déclaration publique de soutien. Tout au long de l’été, le fil Twitter du Représentant spécial de l’UE pour les droits humains, Stavros Lambrinidis, est resté muet sur cette polémique.
Les “monstres froids”
Certes, les démocraties sont le plus souvent contraintes à de « douloureux arbitrages » entre leurs intérêts et les valeurs dont elles se réclament. C’est un « principe de réalité » dans le monde des « monstres froids », comme les appelait Stanley Hoffmann, dans lequel évoluent les Etats. Mais ce face-à-face entre le Canada et l’Arabie saoudite a révélé une nouvelle fois la pusillanimité des démocraties occidentales quand elles sont confrontées à des pays puissants et « alliés ». L’Arabie saoudite n’est pas le Kirghizistan ni le Burundi. Ses achats d’armements, ses investissements dans des entreprises occidentales, mais aussi son positionnement face à l’Iran et à Israël l’inscrivent inévitablement dans les calculs économiques et géopolitiques prioritaires de l’Occident. Au risque d’ «oublier » que le régime saoudien est, par essence, le contre-modèle de la démocratie libérale, qu’il se livre à une sale guerre au Yemen et que son exportation du wahhabisme a largement contribué à nourrir, partout dans le monde, jusqu’au coeur de l’Europe, le terreau dans lequel prospèrent le djihadisme, mais aussi, par l’ « islamophobie » que celui-ci attise, l’extrémisme de droite.
Cette incapacité de faire des droits humains « le fil argenté» de la diplomatie européenne, comme l’avait promis en 2010 la Haute représentante Catherine Ashton, est d’autant plus ardue aujourd’hui que les pays autoritaires n’ont plus envie de « s’en laisser conter ». Lors des années 1970 et 1980, la plupart des pays visés par des condamnations et des sanctions faisaient en général le gros dos. Le Chili d’Augusto Pinochet, l’Afrique du Sud de Pieter Botha, voire l’Union soviétique de Leonid Brejnev, n’avaient pas la capacité de riposter. La diplomatie des droits de l’homme était alors une sinécure.
Depuis quelques années, les autocrates se rebiffent contre les « donneurs de leçons » et les « belles âmes ». Les rapports de force se sont inversés. L’Arabie saoudite a choisi une politique systématique d’intimidation qui, avant de se porter contre le Canada, avait déjà affecté la Suède et l’Allemagne. Elle n’est pas seule à choisir cette voie. En 2010, la Chine avait rudement sanctionné la Norvège après l’octroi du Prix Nobel de la Paix à l’intellectuel dissident Liu Xiaobo. La Turquie d’Erdogan joue le même jeu, menaçant les pays européens de rétorsions, dont celle, « apocalyptique », de l’ouverture du robinet migratoire, si ces derniers insistent trop sur ses dérives autoritaires.
“Des métaphores faisandées”
Que faire? En revenir au truisme d’Alexis de Tocqueville: « La politique extérieure n’exige l’usage de presque aucune des qualités qui sont propres à la démocratie et commande au contraire le développement de presque toutes celles qui lui manquent »? Ou s’accrocher envers et contre tout à la conviction éthique et « libérale » de l’essayiste américain Walter Lippmann, pour qui « une politique extérieure est condamnée à l’échec si elle viole délibérément nos promesses et nos principes »?
Fin août, quelques dizaines de Parlementaires européens, dont Philippe Lamberts et Guy Verhofstadt, et d’intellectuels, parmi lesquels Raphaël Glucksmann et Rony Brauman, ont appelé à soutenir publiquement le Canada et à tenir tête à l’Arabie saoudite. Ils ont sauvé l’honneur d’une Europe confuse et désunie. Tant que les dirigeants de l’Union et de ses Etats membres hésiteront à choisir clairement, solennellement, entre une démocratie amie et une dictature prétendument alliée, ils devraient nous épargner les formules creuses et les « métaphores faisandées », comme dirait George Orwell, dont ils aiment agrémenter leurs discours humanistes de fin de dîner…
Cette chronique a été publiée dans Le Soir + du 23 septembre et dans l’édition papier du 24 septembre.