La controverse déclenchée par l’arrestation administrative, mercredi, d’une équipe de la RTBF qui filmait aux abords du centre fermé pour demandeurs d’asile, à Steenokkerzeel, sera sans doute traitée par le gouvernement comme un « court mauvais moment » à passer. Après quelques jours, l’affaire fera partie de l’histoire des « recadrages » officiels et sera promptement oubliée (1).
Et pourtant, cet incident n’est pas mineur si on le replace dans le contexte plus large de la gestion médiatique des politiques migratoires. Comme le dénonçait au début de la semaine un rapport de Reporters sans frontières, la presse qui couvre ces dossiers est de plus en plus mise sous pression, partout dans le monde. « Des obstacles sont délibérément mis en place par les États pour entraver la couverture médiatique de la plus grave crise humanitaire du début du XXIe siècle », écrit l’ONG.
L’enjeu politique du sujet est tel que les gouvernements tentent de maitriser à tout prix « le poids des mots et le choc des photos ». En septembre 2015, la photo du petit Aylan Kurdi, cet enfant de 3 ans échoué sans vie sur une plage turque, avait fortement ébranlé l’opinion et créé un moment de flottement parmi des responsables politiques guidés par une politique de fermeture et de fermeté. Les vidéos de naufrage en mer Méditerranée ont eu un effet similaire, du moins dans un premier temps, jusqu’à ce que l’on ne sache plus très bien, au vu des résultats électoraux italiens, si elles suscitent un sentiment d’humanité et de solidarité ou si elles créent aussi, dans d’autres milieux, le rejet et la « fatigue de la compassion ».
Aux Etats-Unis, la photo, déjà iconique, de la petite fille latino-américaine en pleurs (une photo qui a suscité une vive controverse, voir Note 2) a sans doute joué un rôle crucial dans la prise de conscience de l’inhumanité d’une politique de séparation parentale appliquée sans état d’âme. Elle a ému jusqu’à la Première dame, forcé des pasteurs évangéliques ultra-conservateurs et partisans de Donald Trump à exprimer leur désaccord et finalement amené le Président à réviser en partie cette politique contestée.
Accord de Dublin, article 3, Convention de Genève, accueil, invasion, welcome, identité : les mots, à leur tour, virevoltent sur des réseaux sociaux qui s’emballent et ils conditionnent la marge de manoeuvre des forces politiques et sociales qui tentent de peser sur ce dossier. La confrontation entre Angela Merkel et son ministre de l’Intérieur donne une idée de cette bataille sémantique qui détermine la perception humanitaire ou sécuritaire de la question migratoire.
Un sujet cadenassé
De l’Allemagne à l’Italie, les migrations déterminent les résultats des élections et le sort des gouvernements. Dès lors, qu’ils exploitent le sujet sans vergogne ou tentent au contraire de l’apaiser, ceux-ci veulent tout cadenasser. Ils cherchent surtout à empêcher des acteurs extérieurs, la presse en particulier, de troubler une politique de communication officielle, univoque et bétonnée. Alors, aux Etats-Unis et en Europe, on interdit aux journalistes l’accès aux centres d’accueil ou de « rétention». On crée, comme aux Pays-Bas en 2016, des « zones d’exclusion médiatiques » autour des salles où des édiles présentent à la population leurs politiques à l’égard des réfugiés. On écarte la presse quand elle couvre des opérations d’évacuation. On la place en garde à vue quand elle suit des migrants qui tentent de franchir les Alpes du côté de Ventimille. On la poursuit même en diffamation, comme ce journaliste italien « coupable » d’avoir révélé les conditions déplorables dans un centre d’accueil de la région de Catane.
Zones interdites
En fait, tout au long du périple migratoire, la presse est malmenée. « Tout est bon pour intimider les journalistes qui tentent de dénoncer les mauvais traitements, voire les tortures et les exactions dont sont victimes des réfugiés dans les centres d’accueil, les camps ou sur les routes de l’exil », note RSF. Des frontières mexicaines aux immensités du Sahel, les journalistes qui tentent d’enquêter sur les filières sont directement menacés par des groupes criminels qui trafiquent aussi dans la drogue et les armes.
Les pays de transit sont pratiquement tous des zones interdites. Quelques images audacieusement volées nous révèlent parfois une partie du drame, comme ce marché aux esclaves filmé par CNN en Libye en novembre dernier. Quelques journalistes infiltrés, déguisés en migrants, rapportent des histoires hallucinantes de violence et d’exploitation qu’ils racontent dans des livres glaçants. Mais, en dépit de ces reportages, on ne sait pratiquement rien de cet énorme trou noir des odyssées migratoires. Les autorités locales contribuent au silence, en faisant des migrations un sujet de « sécurité nationale » qui intimide une presse très surveillée. La même opacité sévit dans les « centres d’accueil ». « A Agadez au Niger, les portes du centre de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) restent fermées », écrit RSF. Le centre de rétention que l’Australie a externalisé sur l’île de Nauru, un Etat confetti de Micronésie, est pratiquement hors d’atteinte.
Ainsi, sur un sujet essentiel, des gouvernements qui prétendent défendre la liberté d’informer choisissent d’interdire et de censurer. « Les journalistes sont les yeux et les oreilles de population. Ils défendent le droit à l’information du public », déclaraient, jeudi matin sur La Première, Sophie Lejoly, secrétaire générale adjointe de l’Association des journalistes professionnels, et Mehmet Koksal, chargé de mission à la Fédération européenne des journalistes. Qu’il ait fallu le rappeler, dans un pays pourtant très bien classé au palmarès international de la liberté de la presse, devrait nous alerter.
Notes:
(1)La RTBF et l’Association des journalistes professionnels ont protesté auprès du gouvernement et, en particulier, du ministre de l’Intérieur, en dénonçant une entrave au droit d’informer. En Belgique, comme l’établit clairement la Constitution, la liberté de la presse est la règle. Des limites peuvent être imposées à cette liberté, mais elles doivent être justifiées, proportionnelles et “nécessaires dans une société démocratique”. L’arrestation administrative, mais aussi l’ordre de cesser de filmer, apparaissent abusifs. Pareilles décisions pourraient conduire à une chute de la Belgique au palmarès annuel de la liberté de la presse établi par RSF, où elle occupe aujourd’hui la très honorable 7ème place.
(2) La photo prise par John Moore de l’agence Getty a suscité une vive polémique. Elle a été présentée dans de nombreux médias comme si cette petite fille hondurienne de deux ans pleurait parce qu’elle était séparée de sa maman. Or, ce n’était pas le cas. La photo a été prise, alors qu’elle venait d’être enlevée des bras de sa mère qui était contrôlée par des agents de la police des frontières. La confusion, toutefois, s’explique en partie par les déclarations du photographe, qui a indiqué dans des interviews sa crainte que la mère et l’enfant ne soient bientôt séparées. Donald Trump et ses partisans ont fait de cette confusion un “nouvel exemple” de fake news diffusé par la “presse élitiste”. La photo montre toutefois sans le moindre doute le drame des migrants d’Amérique centrale qui fuient des situations d’une rare violence (le Honduras présente des taux d’homicide 30 à 50 fois plus élevés qu’en Europe). Leur périple jusqu’à la frontière américaine, au travers du Mexique, est extrêmement éprouvant. Il peut prendre des semaines et est émaillé de multiples formes de violence, avant les deux ultimes obstacles: la traversée de la frontière “Nord” avec des passeurs souvent liés à des groupes criminels et le risque d’être arrêté par les agents d’immigration des Etats-Unis, tenus d’appliquer une “tolérance zéro”qui les a conduits, jusqu’au revirement de Donald Trump, à séparer les familles.
(3) Cet article a été publié en ligne dans LeSoir+ jeudi 21 juin et dans l’édition papier du vendredi 22 juin.