“La presse est le tocsin de la nation”

Les extrémistes n’ont jamais aimé les journalistes. Spécialistes des formules fourre-tout et à l’emporte-pièce, ils ne voient dans cette profession que des « journalopes » ou des « presstituées ». Mais les « gauchos » et les « fachos » n’ont pas le monopole du média bashing. Un peu partout, la dénonciation grossière de « la » presse est devenue un signe de radicalisation, voire d’encanaillement, de personnes jusque-là apparemment raisonnables et modérées. Les réseaux sociaux ont donné à cette hargne un espace d’expression exceptionnel, comme l’analyse François Jost dans son récent essai La méchanceté en actes à l’ère numérique.
La tentation est grande dans la profession de hausser les épaules. Les pourfendeurs les plus bruyants du « voyeurisme » de la presse ne sont-ils pas ceux-là même qui font la fortune des paparazzi ? Les « critiques média » les plus véhéments ne sont-ils pas à l’image de ces sites de ré-information qui fabriquent des fake news à la chaîne et recyclent à tout va les inoxydables théories du complot?
Le niveau d’hostilité et d’agressivité est devenu tel, toutefois, qu’il ne devrait pas susciter l’indifférence. Il crée une atmosphère qui permet de justifier des entraves à l’information, comme le démontrent les exclusions de plus en plus fréquentes décrétées contre des journalistes considérés comme dérangeants. Il représente une réelle intimidation, lorsqu’il débouche sur des campagnes massives sur les réseaux sociaux, comme l’ont vécu ces dizaines de journalistes juifs américains, traqués par une Alt-Right galvanisée par la victoire de Donald Trump. Il accroît le risque de violences, comme le vivent de plus en plus souvent les reporters qui couvrent des manifestations de rue.
Bien sûr, il y a de la connivence, de la révérence, du suivisme, du conformisme, de la complaisance et de l’incompétence dans le journalisme. Bien sûr, certains « médiacrates », comme le souligne Brice Teinturier dans son livre Plus rien à faire, plus rien à foutre (Robert Laffont, Prix du livre politique 2017), ont participé en toute inconscience à la dégradation de l’image de la profession. Leur pratique du « racolage informationnel », leur obsession des duels et des pugilats, « territoire de l’anti-pensée », ont contribué à façonner cette partie du public qui, aujourd’hui, ultime coup de pied de l’âne, exècre et stigmatise l’ensemble des médias.
Media culpa, media maxima culpa, donc. Même si, à sa décharge, le journalisme pâtit d’évolutions qui, en grande partie, lui échappent: les échecs de l’enseignement scolaire, les ressentiments sociaux et les confusions identitaires suscités par la globalisation et l’immigration ou encore, comme l’écrit Claude Askolovitch, « la divagation des électorats vers des refus structurants, qui interdisent que l’on raisonne et que l’on débatte».
Les attaques d’un certain monde politique traditionnel contre « la » presse sont d’une autre nature que les horions plébéiens. Si elles prennent prétexte des manquements et des fautes de la profession, leurs véritables cibles sont ailleurs. Elles ne visent pas les dérives du journalisme, mais au contraire son exercice libre, critique et responsable. Elles lui contestent, dans une large mesure, son rôle légitime de contre-pouvoir. « Qui vous a élus? », insinuent-ils.
La démocratie est bien plus compliquée que l’arithmétique des élections et des coalitions. Elle se fonde sur le respect de valeurs essentielles et sur l’autonomie des institutions. Quand, en 1898, Emile Zola publia J’accuse pour prendre la défense de Dreyfus, vilement diffamé et injustement condamné, il fut victime d’une campagne violente du pouvoir et forcé de s’exiler. Or, c’était lui qui défendait « l’honneur de la France ». Aux Etats-Unis, à la fin de la guerre du Vietnam, l’administration Nixon, coutumière des abus de pouvoirs, accusa le New York Times et le Washington Post de « trahison ». Or, c’étaient ces deux médias qui préservaient « la grandeur de l’Amérique ».
Si l’exercice critique du journalisme dérange inévitablement le pouvoir, il garantit très souvent la qualité et la responsabilité de la décision politique, en défendant les intérêts supérieurs et à long terme de l’Etat et de la société au-delà des intérêts particuliers des gouvernants. « La presse est le tocsin de la nation », disait le président américain Thomas Jefferson. L’histoire des relations entre la presse et le pouvoir aux Etats-Unis le démontre: après chaque fiasco de politique étrangère, de l’échec de l’invasion de la Baie des Cochons en 1961 à la guerre d’Irak en 2003, de hauts responsables politiques et militaires américains ont regretté que la presse se soit montrée trop conformiste et qu’elle n’ait pas forcé le pouvoir, par ses enquêtes et ses analyses critiques, à se remettre en cause.
De Trump à Orban, un certain monde politique, démocrate par interim, libéral de circonstance, se satisfait très bien de la presse tabloïde, où se constatent les pires dérives. Son hostilité se porte surtout sur les médias de référence et elle coïncide avec le renforcement de nouvelles formes, massives, globales, collaboratives, de journalisme d’investigation. Des Luxleaks aux Panama Papers, la phrase prophétique de Zola résonne: « la vérité est en marche et rien ne l’arrêtera ». Ce qui n’est pas pour plaire aux détenteurs du pouvoir politique ou financier, qui rêvent d’un journalisme compassé sur papier glacé. Ces voix qui prennent la presse à partie et le public à témoin n’expriment pas une indignation morale. Leur media bashing vise, tout simplement, à saper un contre-pouvoir qui entrave leur hégémonie et contrarie leur arbitraire.

Note: cette chronique a été publiée vendredi 25 mai dans la version papier du Soir et Le Soir +. Une erreur de date a été corrigée dans ce blog: l’invasion de la Baie des Cochons a eu lieu en 1961 et non pas en 1963.

 

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Une réponse à “La presse est le tocsin de la nation”

  1. Stéphane Lagasse dit :

    Claude Askolovitch, « la divagation des électorats vers des refus structurants, qui interdisent que l’on raisonne et que l’on débatte».

    Merci !
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