Depuis la dénonciation d’une nouvelle attaque chimique le 7 avril en Syrie, suivie de raids des Etats-Unis, de la France et du Royaume Uni, la polémique sur la véracité de l’information fait de nouveau rage. Les pays occidentaux tonnent, accusant le régime syrien et ses alliés russes. Et ces derniers ripostent. «Montage, intox, aucune preuve“, clament-ils. Circulez, il n’y a rien à voir. Comme il n’y a rien à voir dans l’empoisonnement de l’ex-agent russe Skripal en Angleterre. Ou dans la destruction de l’avion de la Malaysia Airlines au-dessus de l’Ukraine…
En Occident, personne ne doute que la Russie est passée maître dans la « weaponisation » (arsenalisation) de l’information. « Le but n’est pas d’établir la vérité, mais de créer la confusion », dit en substance une récente étude de la Rand Corporation. Afin que l’opinion se dise, désabusée: « Tout le monde ment ». Le conflit syrien a exacerbé ce règne de la suspicion. Le régime s’appuie sur un réseau d’officines de ré-information et d’ «invités spéciaux », qui encombrent le Net, pour relativiser ses barbaries. Il exploite aussi les doutes distillés par de célèbres journalistes occidentaux, comme Seymour Hersh dans la London Review of Books et Robert Fisk dans The Independent, à propos de l’origine voire de la réalité des attaques chimiques.
La polémique qui a éclaté fin février entre Le Media et l’AFP donne une idée des confusions. Un réalisateur de cette chaine de télévision proche de la France insoumise avait alors décidé de ne pas diffuser d’images de la Ghouta parce que, insistait-il, il était impossible d’en vérifier l’authenticité de manière indépendante. «Toutes les photos que diffuse l’AFP de la Ghouta orientale (et plus généralement de Syrie) sont vérifiées et authentifiées par notre desk d’édition photo, moyennant un travail aussi minutieux qu’indispensable, lui rétorqua Christian Chaise, directeur de l’AFP pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Ne pas diffuser ces images reviendrait à faillir à notre mission (et notre devoir) d’informer ». Ambiance.
Depuis que les opposants démocratiques syriens ont été marginalisés par les djihadistes, les journalistes internationaux et les enquêteurs d’organisations de défense des droits humains peinent à maîtriser le front de l’ « information ». Ils souffrent des risques immenses des reportages sur le terrain, de la difficulté de valider les vidéos venues de multiples sources non professionnelles, voire de groupes djihadistes, et de la propagande russo-syrienne. Mais, et on n’en parle moins, ils sont aussi affaiblis par les répercussions à long terme du recours des démocraties occidentales à la propagande et à la manipulation.
Lors des guerres du Golfe, du Kosovo, de l’Irak et de la Libye, des visions à courte vue ont amené la plupart des démocraties à pratiquer elles aussi la désinformation. Les propagandistes du « camp de la liberté », suivis par de nombreux médias en panne d’esprit critique, l’ont largement emporté. Mission accomplie? Non, car une partie significative de l’opinion, désormais, ne croit plus Washington, Londres ou Paris, ni les médias qui y ont leur siège.
Le test: les pertes civiles
Officiellement, les pays occidentaux se targuent aujourd’hui de dire la vérité, mais pour connaître, par exemple, les pertes civiles lors des opérations anti-Daech en Irak et en Syrie, l’opinion doit encore dépendre d’ONG ou d’enquêtes journalistiques. La Coalition menée par les Etats-Unis – et à laquelle la Belgique participe – tient à se démarquer des bombardements massifs et indiscriminés que pratiquent les forces syriennes et russes en Syrie (rien qu’en mars, selon l’association Airwars, les frappes russes auraient tué 1200 civils). Elle insiste sur le soin qu’elle apporte à la sélection des cibles. Mais si, fin 2017, elle annonçait 800 pertes civiles involontaires depuis août 2014, Airwars avançait le chiffre d’au moins 6000 victimes. Au même moment, après une longue enquête sur le terrain en Irak, une équipe du New York Times estimait qu’une frappe de la coalition sur cinq avait provoqué des « dommages collatéraux », un ratio 31 fois supérieur aux estimations officielles. « C’est sans doute l’une des guerres les moins transparentes de l’histoire récente », concluait le journal, qui épinglait l’absence d’enquêtes sérieuses sur ces incidents.
Cette opacité ne porte pas seulement atteinte au principe démocratique qui suppose que les citoyens soient informés le plus correctement possible au sujet des politiques menées en leur nom. Elle est aussi à l’origine de ce que la CIA appelle les blowbacks, les retours de bâton. La route des interventions militaires occidentales est jonchée d’illusions et de désillusions issues de la désinformation. Engagée dans sa lutte contre l’Union soviétique en Afghanistan dans les années 1980, l’Occident se trompa ou nous trompa à propos des Moudjahidines. On nous promettait des « combattants de la liberté » et nous eûmes les Talibans et ensuite al-Qaïda. L’Occident se trompa ou nous trompa également sur la pré-guerre, la guerre et l’après-guerre en Irak. De nouveau, on nous promit le triomphe de la liberté et nous eûmes un régime autoritaire chiite, un renforcement de l’Iran et l’émergence de l’Etat islamique.
Les fake news et la désinformation russes sont sans aucun doute un défi à relever, mais les démocraties devraient d’abord restaurer leur propre crédibilité. Par principe: « Une démocratie s’interdit par avance d’utiliser certains procédés, comme la torture ou le terrorisme. De même, sur le plan de l’information, elle s’interdit l’intox et la manipulation », écrivait Reporters sans frontières en 1991. Par intérêt aussi: « Tous les gouvernements mentent, déclara fameusement le journaliste américain I.F. Stone, mais le désastre attend ceux d’entre eux qui fument le même hachisch que celui qu’ils distribuent à leur peuple ».