L’Amérique est de nouveau en marche. Une « certaine Amérique », celle qui a de tout temps sauvé l’honneur d’un pays hanté par la violence, la ségrégation et l’Empire. Samedi dernier, des centaines de milliers d’Américains, des jeunes surtout, ont envahi les avenues des grandes villes pour dire non aux armes. Non à ces armes qui tuent chaque année des milliers de personnes et sèment à intervalles réguliers la terreur dans les écoles. Non à la National Rifle Association, ce lobby agressif et arrogant qui prend la démocratie en otage.
En cette année commémorative de « Mai 68 », certains seront tentés de faire le lien avec les rébellions, il y a 50 ans, sur les campus de Berkeley ou de New York. Et pourtant, il n’y a pas grand chose de commun entre le gauchisme des années 1960 et cette vague d’indignation et de mobilisation provoquée par la « tuerie de trop », le 14 février dernier, à Parkland en Floride. Le mouvement qui se développe aujourd’hui s’inscrit en effet dans une autre tradition que celle, échevelée, anti-système de l’extrême gauche des Sixties. Il n’est pas en rupture avec le « rêve américain », mais il en propose une exégèse inspirée par la décence et la raison. Séduit, le chroniqueur conservateur du New York Times, David Brooks, a même qualifié la foule de marcheurs de « généreuse et de gracieuse » et a souligné « leur foi dans le système démocratique ».
Cette marche est dans la droite ligne du discours du Président de la Commission des affaires étrangères du Sénat, le démocrate William Fulbright, qui, en 1966, en pleine guerre du Vietnam, prit la défense des contestataires. «Critiquer son pays, c’est à la fois lui rendre service et lui faire un compliment, déclara-t-il. C’est lui rendre service car on peut ainsi amener le pays à faire mieux; c’est lui faire un compliment, car c’est proclamer sa conviction que le pays peut mieux faire. La critique est plus qu’un droit, c’est un acte de patriotisme, une forme plus élevée de patriotisme que les rituels familiers de l’adulation nationale ».
La présence à la tribune de la petite fille du pasteur Martin Luther King a rappelé un autre discours, plus célèbre encore, celui que le leader des droits civiques, assassiné le 4 avril 1968, prononça devant le Mémorial de Lincoln à Washington. I have a dream, s’est exclamé cette fillette au sourire d’ange. A l’image de son grand père, qui, le 28 août 1963, avait rêvé d’égalité et de fraternité « entre les enfants d’anciens esclaves et d’anciens propriétaires d’esclaves ».
America First
Comme aux moments charnières de l’histoire, deux Amériques s’opposent et leur confrontation ne peut laisser l’Europe, le monde, indifférents. Dans les années 1930, le président démocrate Franklin Roosevelt avait dû affronter, déjà, l’America First, ce mouvement réactionnaire, isolationniste et proche des fascismes européens, dont Donald Trump a repris le nom lors de sa campagne électorale. Dans les années 1950, au début de la Guerre froide, le sénateur républicain catholique d’extrême droite, Joe McCarthy, lança sa « chasse aux sorcières » contre « les autres », jetant un soupçon de trahison sur tous les esprits libres, menaçant la démocratie américaine bien plus dangereusement que la propagande communiste. Ici aussi, il fallut qu’une certaine Amérique se dresse contre la démagogie. « Nous ne nous laisserons pas entrainer par la peur dans l’ère de la déraison, s’insurgea fameusement Ed Murrow, le journaliste légendaire de CBS News. Nous ne pouvons pas prétendre défendre la liberté à l’extérieur de nos frontières si nous la désertons chez nous ».
Dans les années 1960, le face à face se poursuivit, avec le mouvement pour les droits civiques et ses Freedom Rides contre la ségrégation dans les Etats du Sud. Ces jeunes venus de Brooklyn ou de Boston prirent des risques énormes face aux « petits blancs » sudistes, face aux chiens, aux matraques et aux autopompes de la police du Mississippi ou de l’Alabama. Ils écrivirent l’une des plus belles pages de l’histoire de leur pays. Contre tous les nostalgiques du « temps béni de l’esclavagisme ».
L’émergence des ultras du Tea Party au début de la présidence de Barack Obama, suivie par l’ élection de Donald Trump en novembre 2016, a montré, cependant, que cette Amérique-là, ténébreuse, hargneuse, n’avait pas désarmé. Populiste, nativiste, elle s’est bruyamment manifestée dans les meetings de campagne du candidat républicain et jusque dans les défilés sur-armés d’une droite suprémaciste galvanisée par le slogan de L’Amérique d’abord, comme en août 2017 à Charlottesville, dans l’Etat de Virginie.
Aujourd’hui, la Maison Blanche est occupée par l’équipe sans doute la plus imprévisible et la plus dangereuse de l’histoire des Etats-Unis. Avec le départ du lieutenant-général H.R. McMaster et l’entrée en lice du néo-conservateur John Bolton à la tête du Conseil national de sécurité, avec le licenciement de Rex Tillerson au département d’Etat et son remplacement par Mike Pompeo, seul le général James Mattis, au Pentagone, apporte encore de la raison et de la dignité dans ce « total mess ». C’est l’un des derniers « adultes » de l’équipe, note Le Monde.
Samedi, une certaine Amérique s’est mobilisée contre les armes. Mais derrière elle, des millions d’Américains s’engagent aussi sur d’autres enjeux: le changement climatique, les inégalités sociales, la dérégulation fiscale, la liberté de la presse. Pour contrer une présidence qui semble prête à jouer « à la roulette russe » sur la scène internationale et qui remet en cause les règles et les institutions qui « ont donné sa grandeur à l’Amérique ». Notre sort, notre sécurité et nos libertés, dépendent aussi de l’issue de ce duel titanesque entre deux conceptions des Etats-Unis et du monde.