« Nous nous battrons sur les plages, nous nous battrons sur les terrains de débarquement, nous nous battrons dans les champs et dans les rues, nous nous battrons dans les collines ». Nous sommes le 4 juin 1940, pendant ces « heures sombres » où l’Angleterre est seule face à l’Allemagne nazie. Le Premier ministre conservateur Winston Churchill harangue la chambre des Communes. Malgré la Bliztkrieg, malgré la reddition de la Belgique et la capitulation de la France, le Vieux Lion fait face. Il ponctue son discours d’un têtu « Nous ne nous rendrons jamais ». La salle explose sous les vivats. Et l’histoire de la Seconde guerre mondiale prend un autre cours.
« Allez-y». Nous sommes le 18 juin 1971. Les linotypes ont coulé le plomb. Les rotatives du Washington Post sont prêtes. Toute une rédaction attend, tendue, grave, au bord de l’euphorie ou de la révolte. Katharine Graham, la « patronne », doit choisir: publier ou ne pas publier. Le rédacteur en chef, Ben Bradlee, attend son feu vert pour prendre le relais du New York Times, empêché par la Justice de continuer à révéler les Dossiers du Pentagone, l’histoire secrète, brutale, fourbe, de la guerre du Vietnam. Le risque est immense: l’accusation de trahison, la prison, la ruine du journal familial. « Allons-y. Publions! » La phrase tombe. Et dans les ateliers du Post, un ouvrier du livre presse un bouton. Les rotatives s’ébranlent. La salle de rédaction explose sous les vivats. Et l’histoire du journalisme prend un autre cours.
Est-ce une coïncidence? Est-ce l’air du temps qui fait émerger d’improbables convergences? Deux films aujourd’hui à l’affiche rendent un hommage vibrant au courage et à la liberté. Au courage dans la défense de la liberté. Bien sûr entre Londres en 1940 et Washington en 1971, les enjeux n’étaient pas pareils. L’affrontement de Churchill avec le totalitarisme nazi engageait la survie de la nation britannique et de la civilisation occidentale. Le combat de « Kay » Graham et de « Punch » Sulzberger, le patron du New York Times, testait les fondements d’une République qui avait toujours prétendu faire de la presse le chien de garde d’institutions immanquablement, médiocrement, tentées par l’arbitraire et l’abus de pouvoir.
Coïncidence encore, aujourd’hui paraît aux Etats-Unis une biographie croisée de Winston Churchill et George Orwell. Autour des mêmes thèmes du courage et de la liberté. Ces deux géants venaient de familles politiques diamétralement opposées. L’un était issu de l’aristocratie et avait poursuivi une carrière politique mouvementée mais dorée au sein du Parti conservateur. L’autre avait vécu « dans la dèche à Paris et à Londres », s’était engagé dans la gauche radicale et dans les tumultes de la guerre civile espagnole. Tous deux pourtant avaient une « certaine idée de la liberté », comme de Gaulle avait « une certaine idée de la France ». Et c’est autour de cette « liberté sinon rien »qu’ils avaient pris parti. Contre les totalitarismes, en Allemagne et en Union soviétique.
« Si cette guerre d’Espagne est à propos de quoi que ce soit, c’est une guerre à propos de la liberté de la pensée », écrivait Orwell, un anti-franquiste résolu, révulsé par la répression déclenchée par les communistes espagnols et soviétiques contre les anarchistes et les trotskistes. « Nous nous battons pour sauver le monde tout entier de la pestilence de la tyrannie nazie et pour défendre ce qu’il y a de plus sacré dans l’homme », tonnait Churchill à l’encontre des sempiternels « Munichois », tentés une nouvelle fois d’ “apaiser” Hitler.
Discernement et clarté morale
L’intellectuel de gauche et l’homme d’Etat de droite partageaient deux caractéristiques, note l’auteur de Churchill & Orwell. The Fight for Freedom, le journaliste américain Thomas Ricks. D’un côté, la capacité à questionner la sagesse conventionnelle de leur temps et de leur camp ; de l’autre, la détermination à y répondre, en se fondant sur des principes essentiels irréfragables. Ces observations nous ramènent aux deux films, Pentagon Papers et Les Heures Sombres, car ils posent la question du discernement politique et de ce que la philosophe américaine Susan Neiman, dans son « guide pour idéalistes adultes », appelle la « clarté morale ». Se tromper sur la nature des dangers et l’identité des adversaires aurait été un visa pour le désastre, aussi bien pour Winston Churchill que pour Katharine Graham. L’apaisement, présenté comme la seule décision raisonnable, n’aurait offert qu’un répit, avant une amère et cruelle défaite. Une leçon en ressort: la survie de la démocratie et de la liberté ne passe jamais par l’arrangement avec des forces ténébreuses, qui, inévitablement, donnent le « la » et mènent le bal.
Les Heures sombres et Pentagon Papers rappellent aussi l’importance cruciale de l’individu confronté à des choix déchirants, au milieu des intérêts et des jeux de pouvoir. D’une certaine manière, Winston Churchill et Kay Graham, ces deux membres éminents de l’Establishment, entrèrent « en dissidence », face à des gens convenables et prétendument raisonnables. Ils assumèrent, selon les termes de l’historien John Diggins, « l’intégrité de leur conscience privée ».
« Parler de liberté, disait George Orwell, n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ». Cette phrase résonne aujourd’hui comme une mise en garde, alors que les « nationaux-populistes », en coalition parfois avec des politiciens traditionnels opportunistes ou inconscients, attisent dans l’opinion une « envie d’entendre » des discours « illibéraux », antichambre de nouvelles redditions et de nouveaux désastres. Le succès de ces deux films signifierait-il, subliminalement, un refus de pareille dérive et un désir de résistance?