Cet hiver, on ira donc skier au Tyrol, se gaver de Knödel et s’enivrer au Grüner Veltliner. Sans la moindre gêne. Sans ce sentiment de culpabilité qui avait saisi pas mal d’Européens en 2000, lorsque les conservateurs du Parti populaire autrichien (ÖVP) avaient déjà invité le Parti de la liberté (FPÖ, extrême droite) au gouvernement. A l’époque, des responsables politiques européens s’en étaient indignés. Certains, à l’exemple de Louis Michel, alors ministre des Affaires étrangères, avait même appelé à ne pas aller en vacances dans un pays qui avait rompu un tabou de la construction européenne (1).
Le FPÖ dispose aujourd’hui d’un pouvoir exceptionnel au sein du gouvernement autrichien. Il contrôle en particulier les ministères de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères. Le contexte d’une poussée générale du national-populisme en Europe est par ailleurs bien plus inquiétant qu’en l’an 2000. Mais, à Bruxelles, « on ne fera rien ». Le commissaire européen Pierre Moscovici a bien estimé « que la présence de l’extrême droite n’est jamais anodine » et invité à « la vigilance », mais Jean-Claude Juncker et Donald Tusk, tous deux membres du Parti populaire européen, dont fait partie l’ÖVP, ont validé le nouvel attelage. La plupart des chefs de gouvernement, même ceux qui disent « ne pas partager les idées d’un des partis de la coalition », se défaussent, en promettant, « qu’ils jugeront sur pièces ». Bruxelles ne refusera pas l’invitation d’aller valser à Vienne.
Dans un appel au boycott européen de l’extrême droite autrichienne, Benjamin Abtan, Bernard Kouchner, Beate et Serge Klarsfeld ont dénoncé que « ce sont bien les héritiers du nazisme qui sont entrés en position de force dans le nouveau gouvernement autrichien ». Ils ont prévenu que «ce n’est pas en laissant se déployer avec permissivité les idéologies qui ont amené à sa destruction que l’avenir de l’Europe peut être bâti ». Mais « aucun politicien sérieux en Europe », ironisait un leader autrichien du FPÖ, n’a envie d’entendre ces Cassandre.
L’Autriche libérale, progressiste, abandonnée
Concrètement, l’Union européenne laisse de côté cette partie de l’Autriche, ouverte, libérale, modérée ou progressiste, qui défend le plus fidèlement les valeurs inscrites solennellement dans les traités européens. Elle oublie en quelque sorte les leçons de Stefan Zweig ou Joseph Roth, qui furent parmi les inspirateurs de la grande idée européenne, de « celle d’avant », d’avant la fuite en avant ultra-libérale, escabeau, comme l’aurait dit l’économiste viennois Karl Polanyi, du national-populisme (2). Bruxelles va donc temporiser, en espérant que le premier ministre Sebastian Kurz, très à droite mais dont le parti inclut des démocrates-chrétiens proches d’Angela Merkel, neutralisera l’Autriche renfrognée du FPÖ, qui ne supporte pas que l’on chante faux le yodel nationaliste. Dans l’ambiance actuelle, cependant, l’inverse est tout aussi possible, l’extrême droite réussissant à imposer ses vues et ses normes. Comme elle l’a déjà fait sur l’immigration.
La lucidité n’a jamais prospéré dans l’entre chien et loup de la pensée. Ni dans l’aveuglement volontaire. « Hitler et le national-socialisme ne devraient pas être évoqués à la légère ni banalisés au travers de comparaisons faciles », écrivait l’historien Christopher Browning, en avril dernier dans la New York Review of Books, à propos du livre de Volker Ullrich, L’ascension d’Hitler. Avec raison. Mais il importe tout autant de se rappeler que dans les années 1930, à force de « temporiser », de « juger sur pièces », de « faire la part des choses », de nombreux observateurs se trompèrent lourdement sur la nature du nazisme. « Je n’ai trouvé que de la quiétude, de l’ordre et de la civilité », notait un journaliste américain juste après l’arrivée de Hitler à la chancellerie en 1933. En 1938, comme le rappelle Andrew Nagorski dans son excellent Hitlerland, l’ambassadeur américain à Berlin invitait encore ses interlocuteurs « à ne pas faire de jugements hâtifs à propos du régime hitlérien ». « On ne gagne rien à sermonner d’autres gens. Mieux vaut travailler avec eux», ajoutait-il.
L’histoire ne se répète pas, disait Karl Marx, elle bégaie. « Elle nous instruit », précise Timothy Snyder dans son essai De la tyrannie. Vingt leçons du XXème siècle (Gallimard). Les équivalences avec les années 1930 s’imposeraient sans doute avec moins d’urgence si les démocraties occidentales n’étaient pas confrontées aujourd’hui à l’insécurité économique et à la lassitude politique, aux crispations identitaires et aux peurs sécuritaires. « Le siècle passé, prévient Timothy Snyder, nous enseigne que des sociétés peuvent se briser, des démocraties s’effondrer, la morale s’étioler et que des hommes ordinaires peuvent se retrouver debout au-dessus de fosses de mort, avec un fusil à la main ». Non, l’ «ordinaire aptitude humaine à une extraordinaire inhumanité », la leçon que tirait Christopher Browning dans son livre Les Hommes ordinaires, n’est pas morte dans les cendres du Troisième Reich.
Non, il n’est pas insensé de sonner le tocsin. Comme le fit Jacques Maritain en février 1939 dans un essai majeur, Le crépuscule de la civilisation, qui dénonçait la compromission des démocraties avec ce qu’il appelait « l’Empire païen de la haine ». « Chaque fois que quelqu’un dans notre pays cède à quelque infiltration de l’esprit totalitaire, sous n’importe quelle forme et n’importe quel déguisement, c’est une bataille de perdue pour la France et la civilisation », écrivait ce philosophe catholique, dont la pensée humaniste est censée inspirer des démocrates-chrétiens européens qui, aujourd’hui, se résignent à bénir les funestes noces viennoises.
Note 1: Cette déclaration avait créé une une polémique mais aussi lancé un vrai débat sur la manière dont l’Europe devait réagir lorsqu’un pays membre s’écartait des valeurs dont l’UE se réclame. Louis Michel a regretté par la suite cette déclaration, mais sa réaction a conduit l’UE à adopter des sanctions à l’encontre du gouvernement autrichien, montrant ainsi qu’il y avait des limites aux dérives politiques d’un de ses membres.
Note 2: Il faut lire, à propos de ce brillant économiste philosophe, l’excellent article de Robert Kuttner, co-directeur du magazine The American Prospect (centre-gauche) dans la revue The New York Review of Books.
Cette chronique a été publiée le vendredi 5 janvier dans Le Soir papier et dans le Soir+.