La modération est un acte de courage

L’indépendance de la Catalogne. Jérusalem. Le « dossier migratoire ». L’inextricable conflit syrien. La question fuse, menaçante: « Tu es avec nous ou contre nous? ». Des lignes sont tracées dans le sable. Les discussions s’enflamment. Et les anathèmes volent au-dessus du fossé des différences.
Comment, dans cette ambiance, ne pas revenir aux propos de Laurent Demoulin, le Prix Rossel 2017, dans l’interview qu’il a accordée au Soir. « Etre pour la tolérance, pour la nuance, devient une position courageuse, étrangement », confiait-il. Quelques semaines plus tôt, dans l’hebdomadaire L’Obs, le doyen du journalisme français, Jean Daniel, s’agaçait lui aussi de cette polarisation, à propos d’un débat entre les éditorialistes de Marianne et de Libération « censé séparer les « islamophobes » et « islamophiles ». « Selon Jacques Julliard, écrivait-il, trop d’intellectuels font preuve d’indulgence à l’égard de nos concitoyens musulmans qui s’abandonnent à un islamisme plus ou moins totalitaire. Pour Laurent Joffrin, au contraire, nos intellectuels sont de plus en plus nombreux à surestimer les dangers des dérives de l’islam. Après cette polémique, se rassurait-il, on les a vus tous deux se rejoindre sur le fait qu’il y a des défauts et des dangers dans les deux camps ».
L’histoire est émaillée de ces moments où « il faut choisir son camp » sans réserve, immodérément. Où la raison et même le sentiment d’humanité reçoivent l’ordre comminatoire d’abdiquer. Bien sûr, « l’entre-deux » peut être un « ponce-pilatisme » indigne. Comme il le fut en 1940, lorsque des millions de Français hésitèrent entre De Gaulle et Pétain. Mais ce choix pour le camp de la liberté n’exemptait pas de s’interroger sur les moyens et sur la fin du combat contre le totalitarisme. Il impliquait de préserver la liberté de penser et de critiquer.
Lorsque Raymond Aron, le libéral, rejoignit Londres ou lorsque Claude Bourdet, le socialiste, s’engagea dans le mouvement Combat, ils gardèrent leur libre arbitre. Contrairement aux caciques du Parti communiste inféodés à Moscou. De même, George Orwell, partisan de la République espagnole contre les putschistes franquistes, démontra dans son témoignage Hommage à la Catalogne et, plus tard, dans ses romans La Ferme des Animaux et 1984, qu’il n’était pas dupe des errements au sein de son propre camp. « Orwell avait choisi son camp, écrit le journaliste britannique Paul Wood. Mais il n’aurait jamais changé les faits pour que ceux-ci correspondent à ses propres arguments ».
Cette exigence de vérité, « même quand ça fait mal, surtout quand ça fait mal », disait Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde, prémunit contre la défaite de la pensée qui accompagne les débats binaires et primaires. Elle exprime aussi, réalistement, la complexité du monde. « J’avais l’habitude de penser que l’essence du grand reportage était de montrer aux gens que les sujets qu’ils avaient toujours considérés comme trop compliqués pouvaient être expliqués simplement et aisément, notait en 2005 le célèbre grand reporter de la BBC, John Simpson. J’ai changé d’avis. J’en suis arrivé au constat que le bon journalisme consiste à convaincre les gens que les grands enjeux du jour sont habituellement compliqués et qu’ils exigent une véritable réflexion ; que les réponses simples, péremptoires – ramenez les troupes à la maison, écrasez les rebelles maintenant, faites quelque chose ! – ne sont souvent que le résultat de l’impatience et de l’ignorance».
La modération, le modérantisme comme on disait lors de la Révolution française pour désigner les adversaires de la Terreur d’Etat, en est souvent le corollaire, témoignant d’un sens aigu du coût humain des emballements idéologiques. « J’ai 51 ans, déclarait Laurent Demoulin, et je n’ai jamais vu le monde dans un état aussi inquiétant. C’est très banal, mais quand même: ça rappelle des choses que les anciens racontaient d’avant la guerre ». Combien de dizaines de millions de personnes n’ont-elles pas été tuées au siècle dernier à la suite de cette danse macabre entre le simplisme et l’extrémisme?
Le groupe Etat islamique, mais aussi les « contre-djihadistes » d’extrême droite qui s’en prétendent les pires adversaires, sont eux aussi radicalement hostiles à  cet « entre-deux » qui incarne la civilisation et la civilité. « C’est dans cette zone grise, écrit Jason Burke, journaliste au quotidien « libéral de gauche » The Guardian et auteur de La Nouvelle Menace du militantisme islamique, que prévaut tout ce que nous avons créé de mieux dans le monde. Où l’on trouve la diversité, la tolérance, la compréhension, la discussion, le débat, l’échange, la recherche et la curiosité».
Cette modération n’est pas synonyme de lâcheté ni de pensée molle. Lundi dernier, l’un des plus célèbres patrons de presse français, Francois-Régis Hutin, est décédé. Il avait été à la tête de Ouest-France, le grand quotidien régional créé en août 1944 par un groupe de résistants anti-nazis. Toute sa vie, il défendit une « démocratie humaniste », inspirée du catholicisme social. A l’image de Philippe Maystadt, disparu quelques jours plus tôt, «il répugnait aux logiques d’affrontement », écrit Le Monde, mais il avait des idées fortes. « Le journal se positionne contre la peine de mort, fait partie des premiers à dénoncer le génocide au Cambodge, défend l’école libre au nom de la liberté individuelle ».
Les convictions sont l’une des conditions du débat démocratique. Elles n’empêchent pas cette nuance et cette tolérance que Laurent Demoulin appelait de ses voeux et qui, dans ce monde buté et arc-bouté sur ses identités crispées, constituent aujourd’hui un acte de courage.

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