L’assassinat de la journaliste maltaise Daphné Caruana Galizia a suscité une vive indignation partout en Europe. Non seulement en raison de la personnalité de la victime et de la violence de la méthode utilisée, mais aussi parce que Malte n’est pas une petite île isolée de la mer Méditerranée. Membre de l’Union européenne, elle fait aussi partie d’un système financier et criminel, global et interconnecté, qui, de plus en plus, s’infiltre et s’impose.
Cette exécution n’est pas une première en Europe. En 1996, la journaliste Veronica Guerin, qui enquêtait sur les barons de la drogue, a été abattue à un feu rouge à Dublin. En mai 2000, José Lopez de la Calle a été tué de deux balles dans la nuque par l’ETA au Pays basque. En 2015, en Pologne, Lukasz Masiak, qui enquêtait sur des affaires de corruption, a été brutalement assassiné. En Italie, l’association Ossigeno per l’informazione a comptabilisé plus de 3000 actes d’intimidation contre des journalistes depuis octobre 2014. Roberto Saviano, auteur de Gomorra, une enquête implacable sur la mafia napolitaine, vit depuis 2006 sous protection policière.
Ces faits et ces chiffres n’ont bien sûr rien à voir avec la violence massive qui frappe les journalistes dans des pays ravagés par la grande criminalité, comme le Mexique, où plus de cent journalistes ont été tués depuis l’an 2000. Mais l’Europe n’est pas à l’abri. Selon le rapport 2017 d’Europol, plus de 5000 groupes criminels organisés, opérant au niveau international, y sont l’objet d’investigation, contre 3600 en 2013. Ce chiffre confirme la criminalisation rampante du monde, que décrivait, en 2008, le journaliste britannique Misha Glenny dans son livre glaçant, McMafia.
La protection des journalistes est depuis des années à l’agenda de l’UNESCO et de l’ONU, où Reporters sans frontières, soutenu par le président Emmanuel Macron, plaide pour la création d’un poste de représentant spécial sur la sécurité des journalistes auprès du Secrétaire général. De son côté, le Conseil de l’Europe à créé une plateforme qui permet aux associations de journalistes, comme la Fédération européenne des journalistes, de dénoncer les attaques et de demander aux Etats membres de se justifier. En Belgique, un projet de résolution « visant à défendre et à renforcer la sécurité des journalistes » est en cours de discussion à la Chambre des représentants.
Désignés, visés, exécutés
Contrairement à une idée généralement répandue, la guerre n’est pas la principale source de danger pour la presse. Selon le décompte du Comité de protection des journalistes (New York), 287 journalistes sont morts dans des zones de combat entre 1992 et aujourd’hui, mais 810 autres ont été assassinés. La plupart couvraient la corruption, les droits de l’homme ou la politique. Ces journalistes sont le plus souvent victimes de truands locaux, mais ils sont aussi de plus en plus vulnérables face à des groupes criminels transnationaux, qui « ont bénéficié, comme l’indiquait le Prix Nobel d’Economie, Joseph Stiglitz en 2008, de l’internationalisation et de la libéralisation de l’économie ». Ces groupes profitent en particulier d’un système « légal » truffé de niches, traversé de conflits d’intérêts, qui crée une culture de l’immoralité, de la transgression et, potentiellement, du crime.
La criminalité ne se résume pas, en effet, à ses pistoleros psychopathes et ses sicaires patibulaires. En 2010, un rapport de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) avait déjà souligné le rôle majeur joué par « une armée de criminels en col blanc, de juristes, de comptables, d’agents immobiliers et de banquiers », agissant dans l’entre chien et loup des lois. « Leur cupidité, autant que celle des syndicats du crime, mène les marchés noirs», écrivait son directeur Antonio Maria Costa. Sept ans plus tard, le rapport d’Europol confirme, pointant du doigt l’existence « de structures légales permettant aux organisations criminelles d’opérer dans l’économie légale et de fusionner leurs profits légaux et illégaux ». A l’exemple des fameuses shell companies des paradis fiscaux. « Si les firmes-écrans ne sont pas par définition illégales, notait John Doe, l’informateur des Panama Papers, elles sont utilisées pour commettre une série de crimes graves, qui vont au-delà de l’évasion fiscale ».
Ces dernières années, le Consortium international des journalistes d’investigation (dont fait partie Le Soir) a jeté une lumière crue sur ce monde interlope. Ses enquêtes ont eu un immense impact médiatique et politique, mais les mesures adoptées par les Etats restent à ce jour insuffisantes face à la sophistication des techniques employées, face aussi aux ambiguïtés de milieux politiques et financiers habitués, depuis des décennies, à ce que « les chiens aboient et la caravane passe ». « S’il faut attendre qu’un lanceur d’alerte tire la sonnette d’alarme, prévenait John Doe, cela signifie que les contrôles et les équilibres démocratiques ne fonctionnent pas, que la panne est systémique ».
La sécurité des journalistes dépend de mesures spécifiques, ciblées, qui touchent à l’exercice de leur profession, mais aussi de politiques globales, qui traquent les opportunités criminelles créées par des lois mal ficelées, antichambre de l’illégalité, voire de la grande criminalité. L’Appel de Genève, lancé en 1996 à l’initiative du journaliste Denis Robert par sept grands magistrats anti-corruption, dont le belge Benoit Dejemeppe, le français Renaud Van Ruymbeke et l’espagnol Baltasar Garzon, ainsi que les recommandations du GRECO, l’organe anti-corruption du Conseil de l’Europe, offrent à cet égard des feuilles de route pertinentes pour lutter contre les « boites noires » de la mondialisation financière. Il faut « assécher le marais ». Sinon, les cyniques ne retiendront de cette tragédie maltaise que les cris d’orfraie et les larmes de crocodile.