L’enfer, c’est les autres. La fameuse phrase de Jean-Paul Sartre dans Huis Clos pourrait s’appliquer à tous les conflits qui accablent l’actualité. Le malheur de la Catalogne? La faute à ces hidalgos castillans, nostalgiques indécrottables du franquisme, qui refusent d’entendre la clameur d’une nation « humiliée et exploitée ». La colère de Madrid? La faute à ces Catalans riches et arrogants, qui pratiquent, pour reprendre l’expression de Laurent Davezies, le « nouvel égoïsme des territoires ».
Pour ceux que le doute n’étouffe pas, la cause des échecs, des désillusions et des dérives, ce sont les autres, toujours les autres. Comme si l’on n’avait pas appris les leçons de l’Histoire ni celles, d’ailleurs, de la vie quotidienne, si souvent émaillées de responsabilités partagées et de culpabilités compliquées.
Rares sont ceux qui osent rompre cette solidarité de la complainte. En 2008, c’est à cet exercice que s’était livré l’un des éditorialistes du Washington Post, William Raspberry. Au moment où l’entrée de Barack Obama à la Maison Blanche faisait rêver à une Amérique post-raciale, ce journaliste africain-américain, auréolé du Prix Pulitzer, avait décidé d’emprunter à contre-sens les routes de sa propre communauté, en demandant aux leaders noirs de sortir de leur « culture du ressentiment ». « Il y a des problèmes qu’on ne peut pas aborder par le ressentiment, écrivait-il. Certes, les écoles que les élèves noirs fréquentent ne fonctionnent pas comme elles le devraient, mais le plus souvent pour des raisons qui ont moins à voir avec les attitudes des Blancs qu’avec les nôtres. Le gouvernement peut difficilement améliorer l’éducation des enfants noirs si les parents ne leur enlèvent pas la télécommande et ne contrôlent pas leurs devoirs ».
Jugé provocateur et « insensible », cet article suscita l’incompréhension et la colère au sein d’une grande partie de la communauté noire. Sans nul doute, il choquerait davantage encore à l’heure de Donald Trump et de l’Alt-Right. « Tu es né dans une race qui a toujours eu le vent en face et les chiens sur les talons », écrit dans Colère noire Na-Tehisi Coates, l’intellectuel africain-américain le plus en vogue aujourd’hui. Le suprémacisme blanc reste une entrave majeure au progrès des Noirs américains. Mais William Raspberry avait « marqué un point », en suggérant à sa communauté, à ses dirigeants et à chacun de ses membres, de s’interroger sur leurs propres responsabilités.
“C’est compliqué”
Non, tout n’est pas « à cause des autres ». En 1967, l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano avait écrit un livre, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, qui racontait l’histoire d’un continent soumis au pillage, à la violence et à l’exploitation orchestrés à partir, tour à tour, de Madrid, de Londres et de New York. Il y dénonçait la toute-puissance des compagnies bananières en Amérique centrale, le règne des grandes entreprises minières au Chili, la domination des sociétés pétrolières au Mexique et au Venezuela. Le mal-développement de l’Amérique latine? La faute aux gringos.A la fin de sa vie, toutefois, l’auteur, dont le livre était devenu le bréviaire de la gauche latino-américaine, mettait en garde: « la réalité est beaucoup plus complexe, parce que la condition humaine est plus diverse », confiait-il. Il y avait aussi des causes internes aux malheurs de l’Amérique latine: la corruption de ses politiciens, l’arbitraire de ses magistrats, l’arrogance sociale de son oligarchie, le dogmatisme de ses révolutionnaires.
Nous versus les autres. La victimisation et son corollaire, la culpabilisation, forment un binôme qui le plus souvent débouche sur des explications univoques qui, à leur tour, ne peuvent conduire qu’à des solutions équivoques. Non, la déglingue du Venezuela « socialiste » n’est pas « avant tout» le résultat d’un grand complot yankee. Non, l’attrait du djihadisme auprès de jeunes d’origine maghrébine en Europe n’est pas seulement le résultat de la marginalisation ou de la discrimination. Non, la désindustrialisation de l’Europe n’est pas exclusivement due à la Chine.
Et la responsabilité individuelle?
Cesser de se défausser sur les autres: l’injonction a sans doute peu de chance dans un monde qui se re-tribalise et qui appelle à l’adhésion sans faille des militants et des croyants. Elle dérange aussi, car elle ramène « au fardeau de la responsabilité » individuelle, comme l’évoquait en 1988 le philosophe britannique, Tony Judt, dans un essai consacré à Leon Blum, Albert Camus et Raymond Aron. « Ce qui unit ces trois hommes, écrivait-il, c’est leur courage moral, leur volonté de prendre position non pas contre leurs opposants, car cela, tout le monde le fait, mais contre leur propre camp ».
« Nous avons rencontré l’ennemi et c’est nous ». Cette phrase du dessinateur Walt Kelly orne un dessin d’une forêt jonchée de canettes et de papiers gras, que le héros de sa BD, le petit Pogo, s’apprête à nettoyer, armé d’une modeste pique et d’un sac d’écolier. A l’occasion de la Journée de la terre en 1970, Walt Kelly voulait simplement souligner la part de tous, de chaque individu, dans la dégradation de l’environnement.
Son propos n’était pas d’établir une équivalence morale entre le jeteur de mégots et le lobby des déchets nucléaires ni de mettre dans le même sac le mangeur occasionnel de hamburgers et la mafia des hormones, mais de réfléchir au rôle de l’individu dans un monde où l’on refuse d’entendre les vérités qui dérangent son propre clan. Un monde où l’on s’obstine à rejeter sur les autres, encore et toujours, la responsabilité des aveuglements et des emballements collectifs. L’enfer, c’est aussi nous.