Indignation face à leur « optimisation fiscale », dénonciation de leur « laxisme » à l’égard des fake news, stigmatisation de leurs « arrangements » avec des régimes autoritaires, critique de leur « oligopole publicitaire » : les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), mais aussi Twitter et d’autres fleurons de la tech industry sont plus que jamais sous pression. De toutes parts.
Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, est particulièrement exposé. Déjà critiqué par les Démocrates, qui l’accusent d’avoir facilité les manœuvres russes contre Hillary Clinton, il vient de faire les frais, mercredi, de la colère de Donald Trump. « FB a toujours été anti-Trump », a tweeté le Président.
Avis de tempête? Certes, les vents rugissants sont encore à mille milles de la Baie de San Francisco, là où se nichent les fleurons de la nouvelle technologie, entre Berkeley et Mountain View. Chaque jour, des milliards de personnes continuent à click and like. Les nouvelles versions d’appareils numériques font obligatoirement le buzz. Et de grands médias s’extasient sur cette Silicon Valley, devenue, comme l’écrivait récemment l’hebdomadaire Le Point, une « nouvelle Athènes », peuplée des « penseurs les plus influents du monde », avec ses Steve Wozniak (Apple), ses Elon Musk (SpaceX) et ses Ray Kurzweil (Google).
Pourtant, quelque chose est en train de se passer. « On assiste à un tournant palpable, peut-être permanent, contre l’industrie technologique, écrit le rédacteur en chef de Buzzfeed, Ben Smith. Ces nouveaux Léviathans, que l’on avait l’habitude de considérer comme de brillants avatars de l’innovation américaine, font de plus en plus figure de centres de pouvoir irresponsables, une transformation qui risque d’avoir des conséquences majeures sur l’industrie et la politique américaines ».
Le retour de flamme est global. En Europe, la commissaire à la concurrence, la social-libérale danoise Margrethe Vestager, a placé ces nouveaux géants dans son collimateur. « Certaines des choses qu’ils font sont extraordinaires, confiait-elle récemment lors d’un déjeuner au smorrebrod avec Alex Barker du Financial Times. Leurs innovations ont changé nos sociétés, mais il n’en reste pas moins que lorsqu’on est une firme dominante, on a une responsabilité spéciale ».
Qui pourrait contester que ces firmes sont dominantes? Leur niveau de capitalisation, leur leadership dans des secteurs décisifs de la recherche et de l’innovation, leur maîtrise de trillions de données sur des milliards d’individus, leurs interactions opaques avec le « complexe militaro-industriel » et leurs rapports amour-haine avec les services de sécurité et de renseignements leur confèrent en effet une puissance économique et politique incomparable.
Durant ses huit ans de présidence, Barack Obama, le « président d’Internet », comme l’avait appelé le journaliste français Pierre Haski, s’en était fait le champion, s’opposant aux tentatives de les réguler sérieusement. Il est vrai, comme le démontre une récente étude de Stanford University, que les dirigeants du secteur sont généralement « libéraux », proches de cette élite cosmopolite, éduquée, multiculturelle, qui appuie toutes les causes progressistes, sauf, notait ce rapport, la règlementation étatique de leurs activités.
Cette page est en train de se tourner. « Conservateurs et progressistes s’unissent contre la Silicon Valley et la menacent de règlementations plus strictes », écrivait dernièrement Nancy Scola de Politico. Et l’Europe n’est pas en reste. Les amendes infligées à Facebook et à Google (2,4 milliards), les discussions au sein de l’Union pour contrer leur « holdup fiscal », les injonctions qui leur sont adressées de bloquer plus rapidement toute apologie du terrorisme ou incitation à la haine, donnent une idée de l’état d’esprit qui règne à Bruxelles. « Il est temps de reprendre la main sur une industrie qui est constamment dans l’abus de pouvoir, nous confiait un officiel européen, avant de seriner, l’oeil malicieux, « What goes up, must come down », la chanson des Blood Sweat and Tears (Du sang, de la sueur et des larmes!).
Les serfs numériques s’ébrouent
Ces réactions anti-GAFAM ne sont pas dénuées d’ambiguïtés ni d’arrière-pensées. Certains craignent, en particulier, que les Etats n’en profitent pour limiter la liberté d’expression et accroître leurs capacités de surveillance. Le risque d’un dévoiement de la régulation est réel. Pour beaucoup, cependant, ce retour du bâton est salutaire s’il permet aux « serfs numériques » que nous sommes de sortir de l’euphorie technologique, de la frénésie consumériste et de l’assoupissement politique qui ont largement accompagné la montée en puissance des plateformes. Il est temps de s’interroger vraiment sur les conséquences à long terme, industrielles, psychologiques, sociétales, civilisationnelles, de ce nouvel « Empire numérique ».
L’année dernière, dans leur livre L’Homme nu. La dictature invisible du numérique (Robert Laffont/Plon, 2016), Marc Dugain et Christophe Labbé avaient lancé une sévère mise en garde. Leur critique au scalpel des systèmes de surveillance et de collecte de données, leur description sans fard de l’impact de la robotisation et de l’ « ubérisation » annonçaient une dérive angoissante vers un monde déshumanisé. « Cet avenir paraît inéluctable, ajoutaient-ils, tant les contre-pouvoirs manquent ».
La capacité de riposte des GAFAM est immense, sans aucun doute. Mais, depuis quelques mois, des pierres commencent à gêner le torrent numérique. « Que les choses suivent leur cours, voila la véritable catastrophe », prévenait le philosophe Walter Benjamin. Il y a un moment, en effet, où il faut faire barrage et canaliser le pouvoir.