Et si on parlait de l’émigration?

Depuis que l’immigration occupe l’espace et le temps médiatiques, le terme d’émigration a quasiment disparu. Au mieux, les autorités et la presse parlent de « migration », ce qui implique que des gens se déplacent d’un point à un autre. Mais généralement, un seul point retient réellement l’attention : le lieu d’arrivée des migrants. Les caméras se déclenchent lorsque ceux-ci atteignent Lesbos ou se noient au large de Lampedusa. Ou lorsqu’ils ont franchi le Rio Grande et qu’ils errent sur les routes de l’Arizona.
Mais d’où viennent-ils? Que fuient-ils? Qu’ont-ils vécu durant leur errance au travers de plusieurs pays? La réponse est le plus souvent vague et l’intérêt furtif. Comme si cette question de l’origine des migrations et du périple migratoire était insignifiante ou subsidiaire.
Bien sûr, personne ne peut ignorer aujourd’hui le drame de la Syrie, un pays pourtant largement déserté par une presse internationale menacée d’assassinats. Mais que sait-on en Europe de ce qui se passe en Erythrée, ce pays de la Corne de l’Afrique soumis à une dictature de fer? Que sait-on aux Etats-Unis de la violence extrême qui sévit au Salvador ou au Honduras et qui pousse au départ des centaines de milliers de personnes, dont de très nombreux enfants, obligés d’emprunter les routes sans lois du Mexique, avant d’atteindre la frontière américaine?
En-dehors des organisations internationales des droits humains, comme Amnesty International dans son document La migration ici et ailleurs, la connexion n’est presque jamais établie entre des situations ou des événements qui, pourtant, sont totalement imbriqués. Un immigré est d’abord un émigré, aurait dit Monsieur de La Palice. Les migrations sont par essence un phénomène global et il est aberrant de couvrir ce sujet de manière fragmentée, « localisée », épisodique, au rythme des routines du journalisme de proximité. Aberrant et illusoire car, en quelques jours, au gré, par exemple, des décisions abruptes du président Erdogan, des millions de réfugiés syriens oubliés, entassés dans des camps en Turquie, peuvent passer de « là-bas à ici ».

La “mondialisation négative”
A l’extrême droite, les migrations suscitent des crispations autour de l’identité, de l’islam ou du terrorisme. En face, elles sont vues essentiellement au travers du prisme des droits humains, de la diversité et du vivre ensemble. Mais ces cadrages évacuent une dimension essentielle du phénomène des migrations: ses causes. En parlerait-on peu parce que certains craignent une « instrumentalisation de l’émotion » en faveur de personnes chassées par la violence, la dictature ou la misère? Ou, plus fondamentalement, parce que l’on a du mal à regarder en face le désordre du monde, ses déséquilibres et ses injustices, ce que Zygmunt Bauman, dans Le Présent liquide (Le Seuil, 2007), appelle « la mondialisation négative »?
On l’aurait presque oublié, mais dans les années 1960, dans la foulée de la décolonisation, et dans les années 1970, au moment du choc pétrolier, la question des migrations était un appendice de débats beaucoup plus larges sur un Nouvel ordre économique mondial. Jean Ziegler, Eduardo Galeano et Pierre Jalée publiaient alors des best sellers qui dénonçaient la « Main basse sur l’Afrique », « les Veines ouvertes de l’Amérique latine » et « Le pillage du Tiers monde ». La CNUCED était leur forum, la Trilatérale leur arme. A cette époque, à gauche, l’émigration, lorsqu’elle n’était pas politique et humanitaire, était dénoncée comme le symptôme d’un système mondial injuste condamnant à l’exil des personnes qui auraient voulu « rester et vivre au pays ».
Peu à peu, cependant, cette aspiration à un Nouvel ordre économique mondial s’est enlisée dans les sables mouvants de la Guerre froide. Elle s’est dévoyée au milieu des dictatures et des kleptocraties, dans les « mythes révolutionnaires du Tiers monde », comme les qualifia Gérard Chaliand. Finalement, la victoire de la « révolution conservatrice » de Margaret Thatcher et Ronald Reagan et l’idéologie triomphante de Davos l’ont reléguée dans des Forums sociaux mondiaux cacophoniques et impuissants.
Or, les migrations ne peuvent pas se penser isolément de cette mondialisation bancale et négative. Elles sont l’un des baromètres d’un monde marqué par de profondes et persistantes inégalités entre les pays et, à l’intérieur de ceux-ci, entre les groupes sociaux et les communautés. « Elles font partie d’un mouvement de recomposition et de repeuplement du monde qui a peut-être un sens que nous ne comprenons pas encore », notait Catherine Wihtol de Wendel, dans La globalisation humaine (PUF, 2009).
Dès lors, ne faudrait-il pas, comme l’écrit le professeur de l’Université de New York, Rodney Benson, « analyser la façon dont l’organisation mondiale de l’économie ainsi que les politiques étrangères, commerciales et sociales des pays occidentaux encouragent l’émigration en provenance des pays du sud »? Ne faudrait-il pas aussi souligner davantage la responsabilité  de ces régimes du Sud dont la corruption, la brutalité ou l’obscurantisme poussent à une « émigration non choisie »?
Les discussions sur les migrations ne peuvent se résumer au sort des migrants quand ils échouent dans les pays du Nord. Elles doivent aussi revenir à la question essentielle d’un ordre économique mondial plus juste, car les migrations ne peuvent être l’unique échappatoire au mal-développement des pays prostrés dans les fonds de cale du monde. Le droit de migrer ne doit pas être un ersatz, une esquive, du droit au développement équitable.

Note: pour en savoir plus sur ce caractère transnational, glocal, des migrations, le livre Couvrir les migrations, De Boeck Université.

 

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Une réponse à Et si on parlait de l’émigration?

  1. Poncin dit :

    J’ai beaucoup apprécié la justesse de l’analyse des phénomènes émigration-immigration.

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