Venezuela, la fin d’un monde

Chaos économique, pénuries, manifestations, violences, répression: le Venezuela, comme le décrivait hier l’envoyée spéciale du Soir, Anne Proenza, est au coeur de la tempête. En dépit de l’urgence des autres sujets – terrorisme, Corée du Nord, Donald Trump – qui accaparent son attention, la communauté internationale est sur le qui-vive.
Ce pays de 31 millions d’habitants n’est pas une quelconque république bananière. Il possède les plus grandes réserves d’hydrocarbure connues au monde. Pendant près de vingt ans, Caracas a aussi été la capitale d’une idéologie, le chavisme, du nom de son inspirateur, le commandant Hugo Chavez, qui ambitionnait de servir de modèle « nationaliste révolutionnaire » à la gauche et au Tiers-monde. Sa descente aux enfers a dès lors des implications idéologiques, économiques et stratégiques qui dépassent largement ses frontières.
Elu président en 1998, après une décennie de crise économique et de troubles (1), Hugo Chavez (décédé en 2013) avait rivalisé avec le président brésilien Lula pour le leadership de la gauche en Amérique latine. Puisant dans les immenses ressources pétrolières, il avait mis en place un système d’assistance sociale tentaculaire, censé privilégier les millions d’« oubliés » et de « marginalisés » des bidonvilles et des campagnes. Sur le terrain géo-politique, il contestait frontalement les pays occidentaux, courtisant les pays – Cuba, Iran, Libye, Syrie – et les mouvements -Hamas, Hezbollah- qui défiaient les Etats-Unis et leurs alliés. Il opposait aussi aux plans de « l’impérialisme américain » des partenariats économiques latino-américains, à l’image de l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique).
Pendant quelques années, le « commandant président » fit, en partie, illusion. Séduits par son verbe, son anti-américanisme, ses programmes sociaux et ses victoires électorales, beaucoup le louangèrent et le courtisèrent, de Jean-Luc Mélenchon à Jeremy Corbyn, de Podemos en Espagne au PTB en Belgique.
Mais qui était Chavez? Les intellectuels de gauche latino-américains se sont déchirés à son sujet. Alors que l’Uruguayen Eduardo Galeano, auteur des Veines ouvertes de l’Amérique latine (un livre que Chavez offrit en 2009 à Barack Obama), appuyait chaleureusement le leader du « socialisme du 21ème siècle », l’écrivain mexicain Carlos Fuentes le comparait à un «Mussolini tropical ». En 1999, à l’aube de la Révolution bolivarienne, un autre Prix Nobel de Littérature, l’écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez avait avoué son désarroi, après avoir conversé avec Hugo Chavez lors d’un vol entre La Havane et Caracas. « J’ai voyagé avec deux hommes opposés, écrivait l’auteur de l’Automne du Patriarche. Le premier a reçu des caprices du destin l’occasion de sauver son pays. Le second est un illusionniste, qui pourrait passer dans les livres d’histoire comme juste un autre despote ».

La spirale
Près de vingt ans plus tard, l’échec du « projet bolivarien » est patent, ses traits despotiques évidents. Ses partisans dénoncent en boucle les « manoeuvres putschistes de l’impérialisme américain », les « sabotages orchestrés par l’oligarchie vénézuélienne » ou les « violences terroristes » des manifestants, pour expliquer les tumultes actuels. Mais le chavisme, comme d’autres gouvernements vénézuéliens avant lui, s’est enfoncé dans « l’excrément du diable » (titre du livre du père de l’OPEP, le vénézuélien Juan Pablo Perez Alfonso), dans la malédiction de l’or noir,. Comme Bolivar, il a « labouré la mer ».
« Au Venezuela, il n’y a pas et il n’y a pas eu de socialisme, écrit sévèrement Claudio Lomnitz dans le quotidien de gauche mexicain, La Jornada. Les institutions démocratiques ont été remplacées par l’utilisation politisée de l’appareil d’Etat comme instrument de cooptation et de coercition. On est face à une structure clientéliste d’un Etat caudilliste emporté dans la logique implacable d’une économie de rente ». L’auteur aurait pu ajouter à ce tableau l’emprise de la caste militaire, la licence accordée aux agissements violents des colectivos (groupes de civils armés), l’insolence de la Bolibourgeoisie (les « parvenus » du chavisme), la « dictature de la délinquance », qui a fait de ce pays l’un des plus dangereux au monde, et, comme le notait sur Al-Jazeera la journaliste Mariana Reyes, « un niveau extrême de décomposition du tissu social ».
Ce naufrage explique sans doute qu’à Paris, Londres, Madrid ou Bruxelles, les partisans de l’actuel président Nicolas Maduro, héritier contesté du chavisme, se fassent discrets. Mais comment expliquer qu’il n’y ait pas non plus de manifestations pour soutenir les opposants? Hétéroclite, divisée entre radicaux et modérés, entre conservateurs et « libéraux », dépourvue d’une figure de proue emblématique incontestable, hésitant entre la légalité et le coup de force, l’opposition peine à écrire son grand récit universel de la lutte pour la liberté et la justice. Malgré des mois de mobilisations et d’affrontements, malgré des dizaines de morts, elle n’a pas atteint, pas encore, ce seuil critique, qui fait d’un combat local une cause globale, tant « la parole, écrit Anne Proenza, semble confisquée par les deux extrémités de l’échiquier politique ».
Dans les années 1960-1980, lorsqu’une grande partie du sous-continent était sous le joug de dictatures militaires, le Venezuela accueillit de nombreux exilés latino-américains et appuya des transitions démocratiques. Ce pays meurtri, épuisé, fracturé, attend aujourd’hui de la communauté internationale non pas l’ingérence, mais une attention et une solidarité qui l’aident à sortir de la spirale infernale et à stopper la montée aux extrêmes.

Note

(1) Le caracazo, la répression d’émeutes populaires, le 27 février 1989, par le gouvernement “social-démocrate” de Carlos Andres Perez, fit des centaines, voire, disent certains, des milliers de victimes. L’événement fut à l’époque sous-couvert par la presse internationale.

 

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