Mexique: “Qu’ils nous tuent tous”!

L’assassinat du journaliste Javier Valdez Cardenas le 15 mai a produit un choc immense au Mexique et, bien au-delà, au sein de la communauté internationale de la liberté de la presse. Le fondateur de RioDoce, un hebdomadaire publié à Culiacan, capitale de l’Etat de Sinaloa, était une véritable institution, une référence internationale. Mardi, son assassinat a été dénoncé lors de la plénière du Parlement européen à Strasbourg. Le Service européen d’action extérieure lui a rendu hommage. L’ambassadrice des Etats-Unis a condamné. Et partout, en Amérique latine, les témoignages de collègues, d’amis, choqués, indignés, ont afflué.
Depuis des années, Javier Valdez enquêtait sur l’emprise des cartels de la drogue qui ravagent son pays, rongent ses institutions et déforment son économie. Une tâche à haut risque, accomplie dans l’entre-chien et loup angoissant où se meuvent narco-trafiquants, hommes d’affaires véreux, policiers ripous et politiciens corrompus.
Dans son livre, Narcoperiodismo, paru l’année dernière, Javier Valdez témoignait des dilemmes, des doutes, des peurs, qui l’accompagnaient dans cette spécialité si particulière du narco-journalisme. Qui est qui? Qui croire? Et plus encore, jusqu’où aller dans les enquêtes? Comment écrire? Quels mots utiliser? En 2010, un autre journaliste, directeur d’un quotidien de Ciudad Juarez, une ville située à la frontière avec des Etats-Unis, en avait eu assez de se poser ces questions et il avait carrément demandé aux barons de la drogue de dire clairement ce qu’ils voulaient que l’on publie ou non. « Vous êtes les autorités de facto de cette ville, écrivait-il, puisque nos représentants légitimes se sont révélés incapables d’empêcher que nos collègues soient assassinés ». « En fait, écrit Rob Mahoney, directeur adjoint du Comité de protection des journalistes (CPJ) dans Attacks on The Press 2017, beaucoup de journalistes mexicains ne savent pas où les cartels vont placer leurs limites, quelle censure ils vont imposer un jour donné. Parfois, ils veulent que l’on minimise la violence des gangs, parfois ils veulent qu’on informe sur elle, selon l’impact qu’ils en attendent ». La censure des narco-trafiquants s’est même étendue aux réseaux sociaux, aux journalistes qui s’y étaient réfugiés pour continuer à informer, mais aussi à des citoyens qui y avaient posté des commentaires. En septembre 2011, Maria Elizabeth Macias Castro, qui éditait un blog sous le pseudonyme de LaNenaDLaredo (La fille de Laredo), a été retrouvée décapitée. Sa tête, munie d’écouteurs, avait été posée à côté d’un clavier d’ordinateur et d’un message attribué au cartel Los Zetas.

Comme d’autres journalistes mexicains au courage inouï, Anabel Hernandez ou Marcela Turati, Javier Valdez se battait pour éviter que ne se créent des « zones de silence »sur un sujet qui définit le Mexique, sur une plaie qu’il dénonçait comme « l’homicide de notre propre avenir ». Que faire face à cette horreur? Plus d’une centaine de journalistes ont été assassinés au Mexique depuis l’an 2000. L’année dernière, l’association Article 19 a enregistré 426 agressions contre des journalistes, dont 11 assassinats. Le taux d’impunité est de 99,7%. Entre 2006 et 2016, écrivait Adela Navarro Bello, directrice de l’hebdomadaire Zeta, en préface d’un récent rapport du CPJ intitulé No Excuse (Sans excuse), 21 journalistes ont été exécutés. Impunément : aucun de ces crimes n’a été élucidé, aucun pistolero n’a été arrêté, aucun commanditaire n’a été inquiété.

Pas un de plus!
L’assassinat de Javier Valdez a révulsé la profession, qui, dans sa mobilisation, a choisi pour hashtag, #NiUnoMas, « Pas un de plus ». « Ceux qui ont tiré sur toi ce matin sont les mêmes fils de pute qui, depuis des années nous assassinent comme si nous étions des moustiques: policiers, militaires, fonctionnaires, narcos ou politiciens, écrit Alejandro Almazan dans une lettre déchirante adressée à son « cher Javier ». «Au lieu de circuler avec toi dans les rues démentes et féroces de Culiacan; au lieu de manger avec toi des tacos à la Zapata; au lieu d’être en face d’étudiants en communication et de rêver ensemble, avec eux, que le journalisme nous sauvera de l’horreur, nous sommes en train de te pleurer pour que tu emportes quelque chose de nous ».
Le gouvernement mexicain a une nouvelle fois déploré et condamné cet assassinat. Mais de partout, les critiques fusent à l’égard des autorités, accusées au mieux d’impuissance, au pire, de complicité. Le Mexique a bien mis en place un bureau spécial pour enquêter sur les crimes contre les journalistes et instauré un mécanisme fédéral de protection, mais ces mesures n’ont eu aucun effet.
Dans un article publié mardi dans le quotidien La Jornada, Jan Jarab, le représentant du Haut Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU, a tenu à mettre les points sur les « i ». « Il est trop facile d’attribuer la responsabilité de toutes ces horreurs aux narcos, écrit-il. D’abord, parce que l’Etat a le devoir de protéger. Ensuite, parce qu’il existe une sphère de collusion entre les autorités et la délinquance organisée. Finalement, parce que l’Etat est sans aucun doute responsable de ce cercle vicieux de l’impunité ».
Le 25 mars dernier, Javier Valdez avait réagi, écoeuré, à l’annonce de la mort de sa consoeur Miroslava Breach Velducea, assassinée alors qu’elle amenait son fils à l’école à Chihuahua. « Miroslava a été assassinée parce qu’elle avait la langue longue, s’indignait-il dans un tweet. Qu’ils nous tuent tous, si telle est la condamnation à mort de ceux qui informent sur cet enfer ». « Non au silence », clamait-il. Partout, aujourd’hui, une phrase résonne: Ni Uno Mas. Pas un de plus.

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