Quelle “grandeur” pour l’Amérique?

Le 20 janvier, les caméras qui filmaient la cérémonie d’inauguration de Donald Trump ont furtivement montré un nonagénaire au sourire bienveillant, vêtu d’un imperméable beige : l’ex-Président démocrate Jimmy Carter. Qu’aura-t-il donc pensé de cette journée qui consacrait l’entrée à la Maison Blanche d’une personne radicalement hostile aux idées qu’il avait jadis prônées?
Il y a 40 ans, en effet, le 22 mai 1977, à la tribune de la prestigieuse Université de Notre Dame, Jimmy Carter avait prononcé un discours historique sur les droits de l’homme, qui plaçait la défense des libertés au coeur de la diplomatie américaine. On était alors en pleine guerre froide et la « doctrine Carter » fut immédiatement dénoncée par les régimes communistes, qui y décelaient une ruse pour les discréditer, et par les dictatures de droite, qui se voyaient ainsi exclues du « monde libre ». Elle fut par contre vivement applaudie par Amnesty International et par tous les dissidents et opposants démocratiques, de Prague à Santiago du Chili, du Caire à Pretoria.
Après les tragédies et les divisions de la guerre du Vietnam, après le scandale du Watergate, Jimmy Carter voulait  « rendre sa grandeur à l’Amérique », en fondant sa politique étrangère sur les valeurs proclamées par les Pères Fondateurs. Mais durant ses quatre années de présidence, la droite américaine n’eut de cesse de l’étriller comme « une invitation à la malfaisance des ennemis de l’Amérique ». Il est vrai que son bilan fut très ambigu. Appliquée de manière hésitante, la doctrine fut fragilisée par la victoire de la Révolution islamique en Iran et par celle des sandinistes au Nicaragua, qui détournèrent à leur profit le combat contre des satrapies pro-occidentales. Elle fut sapée par l’intervention de l’Union soviétique, en décembre 1979, en Afghanistan.
Vendredi dernier, en voyant cette équipe Trump burinée dans la Realpolitik de la haute finance, du pétrole et de la guerre, Jimmy Carter a sans doute pensé que l’histoire bégayait. En 1981, il avait passé le relais à un autre Républicain, Ronald Reagan, qui avait promis lui aussi d’éliminer d’un trait de plume une politique étrangère qualifiée de Bisounours et d’hostile aux « vrais amis de l’Amérique ».
L’administration Trump semble plus insensible encore aux droits humains que ne le fut celle de Ronald Reagan. Au moins celui-ci utilisait-il la rhétorique des droits de l’homme pour affaiblir Moscou, La Havane ou Bagdad. Lors de la récente campagne électorale, la question des droits humains n’a été mentionnée qu’épisodiquement, en creux, au travers essentiellement des déclarations impétueuses d’un Donald Trump se déclarant prêt à jeter les Conventions de Genève par dessus bord et à restaurer la torture.
Alors que les présidents précédents célébraient la démocratie qu’ils envisageaient comme un atout dans la rhétorique et les rapports de force internationaux, le nouveau Président américain n’a pas hésité à embrasser Vladimir Poutine ou le général égyptien El-Sissi, symboles de l’autoritarisme contre lequel Jimmy Carter s’était élevé, il y a quarante ans.
L’équipe mise en place par Donald Trump confirme cette rupture avec une doctrine des droits de l’homme qui constitue officiellement encore une des inspirations de la politique étrangère américaine. Lors des auditions au Sénat, le secrétaire d’Etat Rex Tillerson y a adhéré du bout des lèvres, mais il s’est bien gardé de critiquer des régimes autoritaires avec lesquels, il est vrai, il commerçait récemment en tant que PDG d’ExxonMobil. Si le ministre de la Défense, le général James Mattis, a osé rappeler qu’il n’était pas question pour l’armée américaine de pratiquer la torture, la crainte d’un retour des abus de pouvoir persiste. En tout cas, signe des temps, les régimes autoritaires, comme en 1981 après l’inauguration de Reagan, ont sabré le champagne, estimant que sur ces « points de détails des droits humains », ils n’avaient pas à craindre de remontrances de Washington.
Les organisations de défense des droits humains, qui s’étaient déclarées déçues par l’administration Obama malgré la présence  en son sein de personnalités issues de leurs propres rangs, sont atterrées. « Durant ses huit ans au pouvoir, écrivait début janvier Ken Roth, le directeur de Human Rights Watch, Obama n’a jamais exprimé cette forme de mépris ouvert des droits de l’homme que l’on craint de la part de Donald Trump. Celui-ci, comme d’autres leaders populistes, est arrivé au pouvoir en incitant au racisme, à la xénophobie, au nativisme et à la misogynie».
Lors de son discours inaugural, Donald Trump a fait de l’exceptionnalisme américain non pas une exigence morale, à l’image de la définition qu’en donnent Todd Gitlin et Liel Leibovitz dans leur brillant essai sur « les peuples élus » (Chosen Peoples, 2010), mais un prétexte à l’affirmation brutale de « l’Amérique d’abord ». L’exceptionnalisme est redevenu l’exemptionalisme, dont parlait l’intellectuel libéral canadien Michael Ignatieff à propos de l’Administration Bush, une doctrine au nom de laquelle un pays s’exonère des contraintes du droit international pour défendre sans nuance ses intérêts nationaux. Or, « le devoir d’égoïsme (des Etats), prévenait Stanley Hoffmann en 1982 dans son livre de référence, Une morale pour les monstres froids (Le Seuil), ne donne pas licence de poursuivre n’importe quel objectif ni de recourir à n’importe quel moyen ». C’est ce qui distingue les démocraties des dictatures, la civilisation de la barbarie.
Make America Great Again? Les quatre prochaines années risquent d’être rudes pour ces millions d’Américains qui restent convaincus que leur pays n’est grand que lorsqu’il défend la liberté, la justice et le sentiment d’humanité.

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