En 1961, Amnesty International avait brisé les dogmes de la Guerre froide en défendant des prisonniers de conscience non seulement dans les pays communistes, mais aussi dans des régimes qui se réclamaient du « monde libre », comme l’Afrique du Sud de l’apartheid ou l’Espagne de Franco. La défense des droits humains s’inscrivait alors clairement dans la lutte progressiste. Elle était le pilier éthique et juridique d’un combat politique plus large pour la justice et la liberté.
La force de cette aspiration à plus d’humanité était telle que les amis des « bons dictateurs » s’en servaient pour affaiblir les « mauvais dictateurs ». Les communistes brandissaient les droits humains pour disqualifier Pinochet, tandis qu’une certaine droite, acoquinée avec le caudillo chilien, en usait pour accabler Castro.
Personne n’était dupe, mais les droits de l’homme, comme l’écrivent Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère dans Le Procès des droits de l’homme (Le Seuil, 2016), étaient devenus « la lingua franca mondiale, même si leur triomphe rhétorique était loin de se traduire par leur extension pratique ».
Aujourd’hui, le mouvement des droits humains est en proie aux doutes, même dans sa rhétorique. Une déconnexion semble s’être opérée avec le progressisme. En partie parce que les droits humains ont été détournés par les néo-conservateurs pour justifier la guerre en Irak de 2003, en partie aussi parce qu’ils ont été recyclés par des néo-libéraux pour accompagner la globalisation inégalitaire du monde. Le résultat en a été une exacerbation des hargnes, avec l’émergence du groupe Etat islamique, et une aggravation des frustrations, avec la montée des populismes et des nationalismes.
Tout aussi sournoisement, la revendication de certains droits est venue briser la vertueuse équation « républicaine ». Les mots naguère enlacés de liberté, égalité, fraternité, laïcité, universalité se sont mis à danser à contretemps, car une conception impériale de la religion est entrée en scène. Entre les années 1950 et 90, le mouvement des droits humains avait été porté par d’éminentes personnalités religieuses, qui mettaient leur foi au service de valeurs universelles, comme le pasteur Martin Luther King, héros de la lutte pour l’égalité raciale aux Etats-Unis, ou Monseigneur Romero, qui, du haut de sa chaire de vérité, dénonçait les escadrons de la mort au Salvador. Dans les années 90, toutefois, cette communion s’est brouillée lorsque le mouvement des droits humains a été happé par les eaux tumultueuses des revendications identitaires ou communautaires.
Jouant sur les registres ambigus de la diversité et même de la « tolérance », la liberté religieuse a prétendu être un droit supérieur aux autres. Reflétant aussi une certaine conception anglo-saxonne de la société, elle a entrainé des organisations dans la défense de revendications, comme le port de la burqa, qui ont été perçues, en France particulièrement, comme une caution accordée au retour des obscurantismes. Peu importe que ces mêmes ONG défendent sans réserve les dissidents du monde islamique, comme le blogueur saoudien Raif Badawi, le malaise s’est installé.
Les mêmes dilemmes ont surgi à propos de la liberté d’expression. Dans les années 1970, ce combat se confondait avec la « liberté de l’esprit », au coeur de l’intelligentsia mondiale, aux côtés d’Andrei Sakharov, de Naguib Mahfouz ou de Breyten Breytenbach. Aujourd’hui, la défense de la liberté d’expression reste tout aussi essentielle. Mais face aux discours de haine qui accompagnent la montée des populismes et des terrorismes, le mouvement des droits humains se retrouve désemparé. Partagé entre la culture américaine du Premier amendement de la Constitution, qui permet de presque tout dire, et les mouvements anti-racistes qui voient dans cette liberté « débridée » un instrument de discrimination et de stigmatisation, il ne sait plus très bien où placer le curseur. L’extrême droite, prétendant être la seule à «parler vrai », s’est emparée de cette « libre parole », dans la tradition du polémiste antisémite Edouard Drumont, pour justifier ses discours d’exclusion. Le vivre ensemble éprouve de plus en plus de mal à tolérer, comme dirait Sam Touzani, le « libre ensemble ».
La défense des migrants, écartelée entre l’idéal juridique et la réalité politique, suscite elle aussi de sourdes interrogations. Le mouvement des droits humains a pris logiquement une position de principe, appelant au respect des obligations internationales en faveur des réfugiés fuyant des conflits meurtriers. Mais il sait aussi que cette « crise migratoire » ouvre un boulevard à l’extrême droite et fait le jeu des gouvernements « illibéraux », de la Hongrie à la Pologne, qui contestent l’idée même des droits de l’homme.
Les doutes et interrogations gagnent ainsi une cause qui, hier, mariait la liberté et le progrès et qui, aujourd’hui, est accusée paradoxalement et souvent injustement de renforcer le régressisme au sein de nos sociétés. En face, dans l’autre camp, les populistes et les fondamentalistes, partisans du droit de la force plutôt que de la force du droit, ricanent et se pavanent.
Le mouvement des droits de l’homme pourra-t-il sortir de ce piège? Pourra-t-il, comme en 1961, briser les tabous et les dogmes, y compris les siens ? Pourra-t-il formuler, de nouveau, une « conception politique des droits de l’homme », au-delà du juridisme et du moralisme, au-delà des récriminations communautaristes et des nombrilismes identitaires? La civilité démocratique de nos sociétés en dépend.
L’auteur
Mes livres
L'éthique de la dissidence. Morale et politique étrangère aux Etats-Unis, Editions Espace de libertés, 2011, 92 pages.
Journalisme international. Un manuel pour étudiants en master de journalisme. Publié chez De Boeck Université, Collection Info Com, 2008, 279 pages
La liberté sinon rien. Mes Amériques de Bastogne à Bagdad, 410 pages, 2008. Un périple dans le siècle américain. Une réflexion sur le rôle des droits de l'homme dans l'histoire des Etats-Unis.
Où va l'Amérique latine?, avec Olivier Dabène, Bernard Duterme etc, 128 pages, 2007.
Et Maintenant le Monde en Bref. Les Médias et le Nouveau Désordre Mondial, 324 pages, 2006
Si vous souhaitez acheter un de ces livres rendez-vous dans une bonne librairie ou envoyez moi un mail à jeanpaul.marthoz@gmail.comCatégories
- afrique
- Afrique du Nord et Moyen-Orient
- Amérique latine
- Analyse
- antisémitisme
- asie
- belgique
- canada
- chine
- droits de l'homme
- droits humains
- Eclairage
- Enjeux
- Etats-Unis
- extrême droite
- France
- Humeur
- Japon
- Journalistes
- littérature
- Non classé
- Régions du monde
- Relations internationales
- Russie
- terrorisme
- turquie
- Union européenne
Liens
-
Articles récents
Archives
- décembre 2021
- juin 2021
- avril 2021
- mars 2021
- février 2021
- janvier 2021
- décembre 2020
- novembre 2020
- octobre 2020
- septembre 2020
- juillet 2020
- juin 2020
- mai 2020
- avril 2020
- mars 2020
- février 2020
- janvier 2020
- décembre 2019
- novembre 2019
- octobre 2019
- septembre 2019
- juillet 2019
- juin 2019
- mai 2019
- avril 2019
- mars 2019
- février 2019
- janvier 2019
- décembre 2018
- novembre 2018
- octobre 2018
- septembre 2018
- juin 2018
- mai 2018
- avril 2018
- mars 2018
- février 2018
- janvier 2018
- décembre 2017
- octobre 2017
- septembre 2017
- juillet 2017
- juin 2017
- mai 2017
- février 2017
- janvier 2017
- décembre 2016
- novembre 2016
- octobre 2016
- septembre 2016
- juin 2016
- mai 2016
- avril 2016
- mars 2016
- février 2016
- janvier 2016
- décembre 2015
- novembre 2015
- octobre 2015
- septembre 2015
- juillet 2015
- juin 2015
- mai 2015
- avril 2015
- mars 2015
- février 2015
- janvier 2015
- décembre 2014
- novembre 2014
- octobre 2014
- septembre 2014
- juin 2014
- mai 2014
- avril 2014
- mars 2014
- février 2014
- janvier 2014
- décembre 2013
- novembre 2013
- octobre 2013
- septembre 2013
- août 2013
- juillet 2013
- juin 2013
- mai 2013
- avril 2013
- mars 2013
- février 2013
- décembre 2012
- novembre 2012
- octobre 2012
- septembre 2012
- août 2012
- juillet 2012
- juin 2012
- mai 2012
- avril 2012
- mars 2012
- février 2012
- janvier 2012
- décembre 2011
- novembre 2011
- octobre 2011
- septembre 2011
- août 2011
- juillet 2011
- juin 2011
- mai 2011
- avril 2011
- mars 2011
- février 2011
- janvier 2011
Méta
une société nantie bien installée dans son confort matériel et imbue de ses valeurs n’aime pas être bousculée dans ses idées et ses convictions et suspecte de subversion tout apport ou pratique venue d’ailleurs, qu’elle soupçonne de vouloir bouleverser l’ordre établi. Mais puisque le cours des choses dans le monde a pris depuis longtemps un tel mouvement, fait de d’interpénétration entre les nations et ce,depuis l’intrusion du monde occidental colonisateur dans le tiers monde, il faut bien aujourd’hui accepter que l’Europe s’accommode des apports venus d’ailleurs, même s’ils sont dérangeants ou déplaisants à de larges franges obnubilées par l’égocentrisme occidental et nostalgiques d’une idée de l’Europe condescendante et remplie de superbe.