L’ouverture du procès Luxleaks ce matin à Luxembourg concerne directement le journalisme. Non seulement parce que les lanceurs d’alerte sont devenus une des sources principales de la presse sur des sujets d’intérêt public. Mais aussi parce que l’une des personnes inculpées, Edouard Perrin, est journaliste et travaille pour l’agence française Premières Lignes qui produit le magazine d’enquête Cash Investigation.
A l’origine des premières révélations sur ce vaste dossier de montages fiscaux au Luxembourg, il est accusé de « complicité de vol domestique, violation du secret professionnel, violation de secrets d’affaires et blanchiment ». La justice luxembourgeoise, comme le notait Xavier Counasse ce matin dans Le Soir, va même plus loin, puisqu’elle lui reproche d’avoir « manipulé l’un des lanceurs d’alerte ». “Il est honteux que les autorités luxembourgeoises poursuivent un journaliste qui a agi entièrement dans l’intérêt public“, a estimé la Fédération européenne des journalistes.
La société à l’origine de ces plaintes, PricewaterhouseCoopers, risque gros dans cette affaire, car elle associe son nom à un combat contre des personnes qui, aux yeux de l’opinion publique mondiale lassée de la montée des inégalités et de l’ampleur de l’ingénierie fiscale, font figure de héros. Mais on imagine qu’elle a fait une évaluation comparative des risques d’atteinte à son image et que la « porosité » révélée par les fuites lui nuit davantage que sa vindicte contre des lanceurs d’alerte et un journaliste d’investigation.
Au sein du monde des affaires, pourtant, un certain nombre d’esprits plus éclairés estiment que le vent est en train de tourner. La succession de scandales, la dénonciation du poids excessif des lobbies au sein des institutions internationales et européennes, la fatigue devant l’accroissement grotesque des inégalités, rendent de plus en plus insupportable l’impunité totale dont ont joui les firmes impliquées aussi bien dans l’effondrement bancaire de 2008 que dans les montages financiers acrobatiques dévoilés encore récemment par les Panama Papers.
Ceux qui ont le sens de l’histoire se rappelleront sans doute le début du XXème siècle lorsque sous la pression des muckrakers (racleurs de boue) comme l’impressionnante Ida Tarbell, auteure d’un exposé magistral sur Standard Oil Company, ou de Lincoln Steffens, les Etats-Unis adoptèrent une série de lois visant à discipliner le grand business et à ramener à la raison les robber barons (barons voleurs) de l’industrie et de la finance. La montée des populismes, de gauche avec Bernie Sanders, de droite avec Donald Trump, est un baromètre qui n’indiffère pas tout le monde aux Etats-Unis. Il va sans doute falloir faire comme le président Roosevelt dans les années Trente, “brider les ploutocrates pour sauver le capitalisme “.
Dans ce grand ré-alignement des rapports de forces, la presse a joué un rôle majeur, comme le démontre en particulier le travail exceptionnel de l’ICIJ (Consortium internationale des journalistes d’investigation, dont Le Soir est un membre éminent). A l’orée de la grande crise financière de 2007-2008, les médias américains avaient certes été le plus souvent défaillants, distraits ou complices. Au moment où les Etats-Unis se shootaient au subprime, la plupart des journalistes avaient agi, comme l’écrit Dean Starkman dans un livre décapant, comme « des chiens de garde qui n’aboient pas ». Une partie de la presse continue à s’inscrire dans cette tradition des “assoupis” du métier, dans la mesure où elle n’ose pas embarrasser ses annonceurs ou, parfois même, ses propriétaires, imbriqués dans des activités financières et industrielles qui constituent d’inévitables conflits d’intérêts avec la mission d’informer.
Une autre partie de la presse, toutefois, a repris le flambeau du journalisme d’intérêt public tel que l’avait défini Joe Pulitzer, magnat de la presse américaine du début du XXème et fondateur de la Columbia Graduate School of Journalism, dans la lignée d’une mission “de service public” qui inspire les titres les plus respectables et souvent les plus prestigieux. Cette philosophie est burinée dans le marbre du hall d’un des journaux crées par Pulitzer, le St Louis Post and Dispatch: « notre rôle est d’affliger les gens confortables et de réconforter les gens affligés ». Et si certains esprits nerveux voudront y voir un slogan subversif, ils devraient savoir que c’est de ce principe que se réclament aujourd’hui encore les jurés du Prix Pulitzer, garants du journalisme de qualité au service d’une société libre et « libérale ».
Le Prix Pulitzer célèbre aujourd’hui ses cent ans et il n’a pas pris une ride: le prix le plus prestigieux, celui du journalisme de service public, a été accordé à l’agence Associated Press pour un reportage époustouflant sur l’exploitation d’esclaves dans l’industrie des fruits de mer en Asie. Il n’y a rien de sensationnaliste dans cette enquête, mais la conviction profonde que « journalism matters », comme le disent ses défenseurs les plus éminents, que « le journalisme compte », qu’il a un rôle essentiel à jouer dans la défense d’une vraie démocratie.
Ce rôle de chien de garde, le journalisme l’assume pleinement lorsqu’il enquête sur les pouvoirs, quels qu’ils soient (politiques comme Watergate, religieux, comme le révèle le film Spotlight, economiques) qui « truquent » le système, le subvertissent, menacent son existence en abusant de lois forgées spécialement pour des groupes d’intérêts déjà privilégiés par le statut ou la fortune. Dans cette affaire, les « séditieux », les dynamiteurs », les “casseurs”, ne sont pas ceux que l’on croit.
Le procès de Luxleaks n’est pas une simple affaire juridique. C’est une « affaire politique » , comme le fut, dans un autre registre, il y a quelques années l’affaire du Watergate, qui révéla les turpitudes de l’arrogante administration Nixon. Le moment est crucial, car il sera un test pour la réalité de nos démocraties. Et une certaine presse, celle sans laquelle la démocratie est un mirage, est bien décidée, dans la tradition d’Albert Londres, à « mettre la plume dans la plaie ».
L’auteur
Mes livres
L'éthique de la dissidence. Morale et politique étrangère aux Etats-Unis, Editions Espace de libertés, 2011, 92 pages.
Journalisme international. Un manuel pour étudiants en master de journalisme. Publié chez De Boeck Université, Collection Info Com, 2008, 279 pages
La liberté sinon rien. Mes Amériques de Bastogne à Bagdad, 410 pages, 2008. Un périple dans le siècle américain. Une réflexion sur le rôle des droits de l'homme dans l'histoire des Etats-Unis.
Où va l'Amérique latine?, avec Olivier Dabène, Bernard Duterme etc, 128 pages, 2007.
Et Maintenant le Monde en Bref. Les Médias et le Nouveau Désordre Mondial, 324 pages, 2006
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Méta
Et les gouvernements Hollande et Sarkozy qui nous serinent que l’Etat est pauvre , qu’il faut se priver de la moitié des fonctionnaires pour que tout aille bien, et de nous imposer tant et plus , rétrécir les pensions ! L’argent, il y en a , à condition d’aller le chercher là où il se cache.
J’ai longtemps pensé que les états étaient sinon impuissants du moins aveugles face aux pouvoirs de la finance, des multinationales ou des diamantaires que l’on dorlote alors que la pression fiscale écrase si facilement la population. Les alertes lancées par Snowden et tant d’autres, les révélations LuxLeaks ou PanamaPapers me donneraient à penser que c’est moins la méconnaissance des faits qu’une pusillanime résignation sinon une relative complicité de nos excellences qui les encouragent à ne rien faire en ce domaine.
Mais comment pouvons-nous agir pour que cela change vraiment et sst-il normal que toujours ce soit celui qui dit la vérité qui doit être exécuté ?