Informer, un bras d’honneur à la terreur

La colère du directeur général de la police judiciaire n’était pas feinte, le 20 mars, sur le plateau des Décodeurs de l’Info. « On offre la sécurité de mon personnel sur l’autel de l’audimat », s’était exclamé Claude Fontaine, en critiquant la diffusion, « dans une certaine presse », d’informations qui auraient pu compromettre l’intervention des forces de l’ordre dans la cache de Salah Abdeslam à  Molenbeek. Dans sa ligne de mire, même s’il ne citait pas les médias incriminés, la chaine VTM et l’hebdomadaire français L’Obs, qui avait révélé que la police avait trouvé des traces de Salah Abdeslam dans l’appartement perquisitionné quelques jours plus tôt à Forest.
Le journalisme compte sans aucun doute son contingent d’imprudents et d’impudents. Toutefois, lorsqu’il s’agit de terrorisme, presque personne dans la profession ne conteste la nécessité de la retenue lors d’interventions policières risquées ou à propos d’enquêtes délicates que toute indiscrétion prématurée pourrait fragiliser. La presse belge l’a d’ailleurs démontré lors du lockdown de novembre dernier à Bruxelles, en s’imposant, à un moment crucial, un « silence radio ». « Des médias responsables savent faire la part des choses, notait alors Jean-François Dumont, secrétaire général adjoint de l’Association des journalistes professionnels. Ne pas compromettre la réussite d’une opération policière dans une région en niveau maximum d’alerte tombait sous le bon sens ».
Aux Etats-Unis, ce dilemme éthique a été souligné dès 1976 dans un rapport de la Task Force on Terrorism qui prônait « une couverture médiatique non intrusive et non provocatrice » du terrorisme. Le Poynter Institute, le gardien du temple de la déontologie, allait dans le même sens. « Supposez toujours que le preneur d’otages a accès à vos reportages, notait l’un de ses spécialistes, Bob Steele. Evitez de donner toute information qui pourrait divulguer les tactiques des équipes d’intervention. »
En janvier 2015, la traque des frères Kouachi et la prise d’otages à l’Hyper Cacher avaient montré que certaines chaines françaises n’avaient pas respecté ces principes, ce qui leur valut les remontrances du Conseil supérieur de l’audiovisuel. Ces bavures étaient injustifiables, car elles mettaient en danger la vie des otages et entravaient le travail des policiers. Elles étaient impardonnables, car des décennies de terrorisme auraient dû créer une culture de la responsabilité au sein de ces rédactions, d’autant plus que « la priorité au direct », hochet de l’information télé, expose constamment les reporters au risque du carton rouge.

“L’oxygène du terrorisme”?
Face à un phénomène aussi grave que le terrorisme, certains aimeraient sans doute censurer davantage les médias, en ayant en tête l’adage d’un général américain lors de la Seconde guerre mondiale. « On ne dit rien à la presse pendant le conflit et quand c’est terminé, on lui dit simplement qui a gagné ». Cette approche ne s’explique pas seulement par le souci de protéger des interventions ou des enquêtes. Elle se fonde aussi sur la thèse que les médias, selon la formule de Margaret Thatcher, « sont l’oxygène du terrorisme », du moins les médias audiovisuels ou les tabloïds aux « unes » criardes.
Le 24 mars, après les attentats Bruxelles et Zaventem, Simon Jenkins s’indignait lui aussi de « l’hyperbole médiatique ». « Mardi, les chaines de télévision se sont comportées comme des agents recruteurs du groupe Etat islamique. Sans la moindre retenue », écrivait-il dans le quotidien libéral de gauche The Guardian.

Mais à partir de quand le journalisme fait-il vraiment le jeu du terrorisme? Il n’est pas indécent de soutenir que, lors des moments dramatiques qui suivent un attentat, une forme de « saturation médiatique » est naturelle, voire nécessaire, pour répondre à la confusion et à l’angoisse de citoyens choqués ou apeurés. A condition bien sûr de tenir fermement les rênes d’une information qui peut à tout moment s’emballer et s’enfoncer dans le bourbier des faits non vérifiés ou des photos « volées ».
Toutefois, comme le signalaient en 2003 les auteurs de Framing Terrorism, si les médias, par leur emphase et leurs mises en scène, risquent de faire directement le jeu des terroristes, ils peuvent aussi le faire indirectement en compromettant leur indépendance et leur vigilance par rapport au pouvoir. Il faut toujours garder à l’esprit que les terroristes cherchent à provoquer les Etats démocratiques à abandonner leurs principes, en particulier cette liberté de continuer à informer. Ce qui implique que l’union nationale ne débouche pas sur une remise en cause du rôle critique que la presse, au nom du journalisme d’intérêt public, est censée assumer dans une démocratie. Informer sans peur ni faveur est un bras d’honneur adressé à la terreur.
Les réactions de la presse américaine après les attentats du 11 septembre devraient servir de mise en garde. Choquée et révoltée, comme le fut toute l’Amérique, une grande partie de la presse ne résista pas aux pressions des autorités et de l’opinion qui lui enjoignaient de s’aligner. Elle se convertit en tambour de la Maison Blanche, cautionnant ses décisions les plus funestes, comme l’invasion de l’Irak, incubatrice du groupe Etat islamique.
Lorsque la foudre frappe et que de lourds nuages noirs s’accumulent à l’horizon, la presse a plus que jamais le droit et le devoir d’informer. « Nous devons chercher à comprendre et pour cela nous devons mettre de côté nos réactions si naturelles de colère, de dégoût et de peur, écrit le journaliste Jason Burke dans son livre de référence sur le groupe Etat islamique (The New Threat of Islamic Militancy). Nous devons surtout éviter de succomber à la tentation de l’ignorance volontaire. Après un attentat, les victimes, les mutilés et les endeuillés se posent toujours une question fondamentale: Pourquoi? Nous leur devons de faire l’effort de fournir une réponse ». Informer sans oeillères, librement, en sachant « raison garder ». Une feuille de route pour le journalisme « au temps de la terreur et du choléra ».

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