Notre panique serait leur victoire

Les terroristes qui ont ensanglanté l’année 2015 risquent bien de hanter 2016. A coups de bombes, de mitraillages aveugles ou de voitures piégées, ils chercheront à polariser les sociétés démocratiques et à éliminer cette zone de liberté, de pluralité et de raison, cette « zone grise » comme les songe-creux de Daech l’appellent, « qui sépare les djihadistes des croisés ». A l’image des idéologues hallucinés de l’extrême gauche des années 70, ils s’obstineront à provoquer une réaction brutale des Etats démocratiques, pour que ceux-ci « révèlent leur vraie nature, islamophobe et autoritaire ».
Les convictions et le sang froid de nos dirigeants et citoyens vont être rudement mis à l’épreuve. Le libéralisme politique, symbole de toutes les « perversions de l’Occident », est directement visé par le djihadisme, mais il est aussi menacé par les réactions de crispation qu’il risque de provoquer au sein de l’opinion publique et au niveau de l’Etat. « Ce ne sont pas les bombes qui nous vaincront, mais notre propre hystérie », avertissait début décembre Simon Jenkins dans The Guardian.
Certains, surgis des bas-fonds de la politique, instrumentalisent la menace terroriste en proclamant que seule l’extrémisme peut contrer l’extrémisme. De la Corse à l’Allemagne, des nervis se font « justiciers » et ripostent « oeil pour oeil, dent pour dent », en espérant, comme Daech, éliminer cette « zone grise » qui entrave leurs noirs desseins.
Blessés, menacés, des Etats démocratiques sont à tout moment tentés de sur-réagir. Une démocratie a évidemment le droit de limiter certaines libertés pour assurer la sécurité. Mais l’efficacité de ces mesures exceptionnelles dépend d’une évaluation rigoureuse de la nature de la menace. Elle dépend aussi du respect strict de la loi et de la morale « républicaines ». Ainsi, bien que les dérives recensées par l’observatoire de l’état d’urgence mis en place par Le Monde ne dessinent pas le spectre d’un Etat totalitaire, elles dénotent des dysfonctionnements et un arbitraire préoccupants, qui sapent l’honneur des institutions et l’efficacité de la lutte anti-terroriste.
« Angélisme!», tonneront sans doute les néo-réactionnaires, ces partisans de la politique du coup de menton et du coup de poing en Irak et en Libye qui ont été en partie à l’origine de cette nouvelle phase du terrorisme international. Cette fois-ci, toutefois, la riposte ne peut faire l’économie de la complexité. La « zone grise » est ce qui détermine une démocratie avancée. C’est dans ces « détails » de l’état de droit, de la non-discrimination, de la liberté d’expression, que se définit l’essence d’une société. « Nous luttons pour cette nuance qui sépare le sacrifice de la mystique, l’énergie de la violence, la force de la cruauté, pour cette faible nuance encore qui sépare le faux du vrai et l’honneur que nous espérons des dieux lâches que vous révérez », écrivait l’écrivain résistant Albert Camus en 1943 à l’adresse des nazis et des pétainistes.
Bien sûr, n’est pas Camus qui veut: la tentation du simplisme et du conformisme a toujours alimenté la trahison des clercs. « La route de crêtes, comme disait Charles de Gaulle, est moins fréquentée… ». Et pourtant, lorsque la peur pousse à suivre une politique de réflexes et d’instinct, les voix dissonantes sont plus essentielles que jamais. A l’image de ces deux intellectuels, l’un de gauche, George Orwell, l’autre de droite, Georges Bernanos, qui, lors de la guerre d’Espagne, sonnèrent le tocsin et dénoncèrent la montée aux extrêmes. A l’image de ces « insoumis », Etty Hillesum, Nelson Mandela, Germaine Tillion, récemment célébrés par Tzvetan Todorov, « qui refusent de se soumettre tant aux adversaires qui les menacent qu’à leurs propres démons ».
Quand l’anxiété rôde, le risque de céder à ses « propres démons » est en effet très réelle. « La conscience nationale, notait Georges Bernanos en 1942, peut, comme n’importe quelle conscience humaine, non seulement laisser s’obscurcir peu à peu en elle la notion du bien et du mal, mais aussi la perdre tout à coup, par une de ces sortes d’effondrements dont la vie des individus n’offre que trop d’exemples ». C’est en pleine conscience des tragédies de l’histoire que la lutte contre le terrorisme doit être pleinement assumée – et cadrée – par les libéraux et progressistes. Parce qu’en refusant d’opposer le populisme milicien ou la déraison d’Etat à l’obscurantisme et au fanatisme, ils infligent aux terroristes la seule vraie défaite.

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