« My name is Bond, James Bond ». Depuis quelques jours, les six mots magiques ont de nouveau envahi nos écrans. L’agent 007 est de retour, éternel comme un diamant, au service de sa Majesté et plus British que jamais. A l’image de son inventeur, Ian Fleming.
L’espion est un joyau du patrimoine britannique, le héros de sa littérature populaire. John Le Carré, l’autre géant du roman d’espionnage, ne pouvait être que britannique. Tout comme Len Deighton, le créateur de l’espion sans nom de Funérailles à Berlin et de Bernard Samson, l’anti-héros de Mexico Poker. Kim, le livre mythique de l’écrivain impérial par excellence Sir Rudyard Kipling, n’est-il pas considéré comme le premier vrai roman d’espionnage de l’ère moderne, avec ses intrigues et ses machinations au milieu du Grand Jeu d’influence en Inde et en Asie centrale?
Les Etats-Unis, dotés pourtant d’une impressionnante industrie du renseignement, peinent à rivaliser avec ces figures du MI-6 qui évoluent avec ruse et brio dans l’univers impitoyable et fantasmé de l’espionnage. Les hommes de Langley ont tout simplement perdu la bataille de l’image. Face aux mythiques Bond et Smiley, Son Altesse sérénissime le prince Malko, l’agent de la CIA héros des romans de Gérard de Villiers, a l’air d’un sous-fifre libidineux et besogneux. N’en déplaise à la France, aucun agent de la DGSE n’a réussi sur ce terrain de la mythologie romanesque à vaincre la Perfide Albion.
Dans ce monde so British, comme dans une scène du Docteur Jekyll and Mister Hyde, comme dans un ultime hommage du vice à la vertu, les agents doubles les plus célèbres, les transfuges les plus flamboyants, sont même britanniques. A l’image de Kim Philby, un agent du KGB qui, après avoir sévi pendant des décennies au sein du MI-6, se réfugia en 1963 avec fracas en Union soviétique.
Le Royaume Uni est sans doute le pays qui admire le plus ses espions. Au point de ne pas s’inquiéter des pouvoirs que le gouvernement leur accorde. Ici, à l’ombre de Big Ben, des clubs cossus de Belgravia aux pubs fatigués de l’East End, personne ne semble craindre la surveillance de masse dénoncée par Edward Snowden. L’opinion publique approuve largement l’action du fameux et très discret GCHQ (Government Communications Headquarters), le service d’écoutes intimement complice de la NSA américaine. Selon un sondage récent, 63% des Britanniques font confiance à leurs services de renseignements et ne s’inquiètent pas des répercussions sur leur vie privée de la surveillance de leurs communications téléphoniques ou électroniques.
Les opposants de la récente snoopers’ bill, la « loi des fouineurs », qui accorde des pouvoirs étendus aux services de sécurité, sont minoritaires: quelques associations de défense des droits de l’homme comme Amnesty International ou Liberty, le quotidien The Guardian et une poignée de députés libéraux-démocrates. Lors de la publication des révélations d’Edward Snowden par The Guardian, le très conservateur Daily Mail n’avait pas hésité à dénoncer l’action traitresse de son confrère et concurrent en sachant qu’il avait l’opinion publique de son côté.
Des Nazis à la Stasi
Cette attitude contraste avec la méfiance qui prévaut dans d’autres démocraties. 63% des Américains refusent que les services de renseignements interceptent, stockent et analysent leurs communications. L’individualisme rugueux des Américains, leurs réticences très « libertariennes » par rapport au pouvoir d’Etat et le souvenir de J. Edgar Hoover, un patron du FBI paranoïaque qui avait placé dans sa ligne de mire des juges de la Cour suprême, d’éminents journalistes ou encore Martin Luther King, expliquent en partie cette hostilité. Mais c’est en Allemagne que le rejet de la surveillance est la plus forte. Après l’expérience du totalitarisme nazi qui organisait le flicage généralisé de la société, après le fléau de la Stasi communiste en Allemagne de l’Est, une majorité d’Allemands se méfient des services de renseignements, même si ceux-ci se disent animés des meilleures intentions du monde au service de la démocratie ou de la lutte contre le terrorisme.
Comment expliquer cette particularité britannique? En 2013, Gideon Rachman, un chroniqueur du Financial Times, s’était amusé à chercher dans l’histoire du Royaume les raisons de pareil engouement populaire pour les espions de Sa Majesté. Et il avait déniché la figure de Francis Walsingham, le maître-espion d’Elizabeth Première d’Angleterre, qui, en 1588, avait prévenu de la tentative d’invasion des Iles britanniques par l’Invincible Armada du roi Philippe II d’Espagne. Il évoquait aussi les exploits des agents britanniques qui, lors des guerres napoléoniennes, avaient traqué les faits et gestes des « maudits Français » et rappelait le génie des briseurs de codes de Bletchley Park lors de la Seconde Guerre mondiale. Avec pour objectif suprême d’empêcher la conquête des îles britanniques.
Cette peur obsidionale d’être envahi par une puissance étrangère n’explique pas tout. Fondamentalement, suggérait encore Gideon Rachman, l’opinion britannique pense que « les espions sont là pour protéger la démocratie ». Serait-ce, s’interrogeait Jonathan Freedland dans le Guardian, parce que les habitants du Royaume sont « des sujets et non des citoyens »? Serait-ce parce qu’ils sont convaincus qu’il ne peut y avoir que de « bons baisers de Londres »? Ou plus simplement parce que, réalistes, les Britanniques se demandent pourquoi, diable, ils devraient se méfier de leur Etat, alors que leur vie privée n’a plus aucun secret pour les entreprises commerciales qui dominent les réseaux sociaux?