Le 17 octobre, Henriette Reker, la candidate chrétienne-démocrate à la mairie de Cologne, a été grièvement blessée au couteau par un assaillant qui la jugeait coupable de trop de compassion à l’égard des réfugiés. Le 22 octobre, à Trollhättan, au sud de la Suède, un jeune « de souche » déguisé en un personnage maléfique de Star Wars a attaqué des élèves et des professeurs à coups de sabre, choisissant ses cibles selon leur origine ethnique.
Ces actes criminels auraient pu déclencher une réflexion intense: sur les « loups solitaires » d’extrême droite; sur la théâtralisation, à la manière de l’Etat islamique, de la violence raciste; sur l’ensauvagement croissant d’un monde au bord de la crise de nerfs.
Mais il n’en a rien été. En dehors de la Suède et de l’Allemagne, ces actes de terrorisme sont sortis très rapidement de l’actualité, comme s’il s’agissait de faits divers aussi tragiquement banals qu’une tuerie sur un campus américain. Les caméras se sont très vite reportées sur les colonnes de réfugiés et de migrants en Europe centrale et le monde politique est retourné à ses maquignonnages sur les hot spots et les quotas migratoires.
Ces attaques à l’arme blanche auraient-elles eu le même traitement médiatique si elles avaient été commises par des combattants de l’Etat islamique, des barbus tout de noir vêtus et armés d’un cimeterre? Probablement pas. La grande presse n’aurait pu se permettre cette attention furtive. Et des dizaines de milliers de commentateurs, intellectuels néo-réactionnaires ou Internautes de combat, auraient empêché que le sujet ne se retrouve aussi vite dans la poubelle des nouvelles chiffonnées.
Deux poids deux mesures devant des actes barbares? Sans doute. L’Europe sous-estime à ses risques et périls l’agitation qui règne dans les bas-fonds de son extrême droite. A force de ne s’intéresser qu’aux partis nationaux-populistes « dédiabolisés » qui les défient sur les plateaux télévisés et chipent leurs électeurs, les grands partis démocratiques européens semblent détourner le regard de ces groupuscules et de ces individus radicalisés, qui se greffent sur la montée en puissance de l’extrême droite parlementaire.
Jamais les circonstances n’ont été aussi propices à la droite la plus radicale. L’arrivée chaotique de centaines de milliers de candidats réfugiés et de migrants sert à propager leurs dénonciations de « l’invasion et l’islamisation de l’Europe ». L’incapacité des Etats européens à anticiper et à gérer sereinement ces mouvements de population est brandie comme la démonstration de la « trahison des élites eurocratiques et cosmopolites » et comme la preuve de l’incompétence de « démocraties corrompues ».
La porosité des extrêmes
Les résultats électoraux du FPÖ en Autriche, de l’Union démocratique du centre en Suisse, du PiS en Pologne, tout comme l’agitprop des groupes anti-musulmans à la mode de Pegida en Allemagne, donnent une idée du cataclysme qui menace une certaine idée « libérale » et progressiste de l’Europe. Prétendre que la « respectabilisation de l’extrême droite », comme s’en réclame le Front national, contribue à insérer celle-ci dans le jeu démocratique et à neutraliser les groupuscules les plus violents relève largement de la méthode Coué. L’équation n’est sans doute pas automatique, mais il y a une porosité entre l’extrême droite parlementaire et la fachosphère, comme il y a un continuum entre une conception butée de l’islam et la violence djihadiste. Les casseurs au crâne rasé et chaussés de bottes cloutées ont sans doute été priés de mettre un costume ou de s’écarter, mais ils sont bien là, comme des hooligans parqués aux côtés des tribunes VIP de la« nouvelle extrême droite » décomplexée.
De même, parler de loup solitaire est une illusion. En Europe, pratiquement tous les rapports des « services » font état d’un accroissement des groupes extrémistes. L’auteur de l’attaque contre l’école de Trollhätan a sans doute agi seul, mais il n’était pas seul. Comme Anders Behring Breivik, le terroriste norvégien coupable d’un attentat meurtrier à Oslo et de l’assassinat de 69 jeunes militants sociaux-démocrates sur l’île d’Utoya le 22 juillet 2011, ces personnages « isolés » évoluent dans des réseaux, des toiles d’araignée, qui n’ont d’informel ou de virtuel que le nom. Ils font partie d’une meute globale reliée sur Internet où se croisent, s’échangent et se renforcent les mêmes théories raciales, les mêmes visions apocalyptiques, les mêmes fascinations pour la violence extrême. Cette « Toile brune », comme l’appelle le journaliste norvégien Oyvind Strommen, est aussi dangereuse et aussi (mal) fréquentée que le Deep Web du cyber-djihadisme où les islamistes radicaux partagent leurs informations et leurs hallucinations.
Sous la mince pellicule de la civilisation
En juillet dernier, à Bruxelles, August Hanning, ancien patron des services secrets allemands et l’un des dirigeants du Counter Extremism Project, a rappelé que la lutte contre la radicalisation devait viser tous les terrorismes. Les radicalismes d’extrême droite et islamiste se nourrissent en effet l’un de l’autre. Ils sont des frères jumeaux. « Le souverainisme haineux équivaut au djihadisme », notait récemment le sociologue Alain Touraine. Ils ont en commun la déraison, le complotisme, le nombrilisme identitaire et des comportements de sauvageon. Tous deux, ils expriment, pour paraphraser Raymond Aron, « la barbarie qui demeure sous la mince pellicule de la civilisation». Pour les démocraties, ils constituent des menaces qui exigent une même attention médiatique, politique et judiciaire.
Très bonne analyse, comme d’habitude et, oserais-je dire, malheureusement ! Merci Jean-Paul pour ton boulot qui nous ouvre les yeux.