Pas mal d’Européens, un peu moins insouciants que d’autres, doivent sans doute aborder la période des vacances avec le sentiment que tout peut arriver, qu’un autre djihadiste exalté peut tirer sur des vacanciers ou se faire exploser au milieu d’un musée. Le risque, tout le monde le pressent, ne se limite pas à la pauvre Tunisie. Il y a 11 ans, la terreur de masse avait frappé Madrid à la gare d’Atocha. Il y a 10 ans, c’était dans le métro de Londres. Et les cibles spécifiques, comme le Musée Juif de Bruxelles ou Charlie Hebdo, sont innombrables.
En 1991, alors que Francis Fukuyama célébrait la « Fin de l’Histoire », la victoire définitive de la démocratie libérale, Jean-Christophe Rufin avait gâché la fête en décrivant dans L’Empire et les Nouveaux Barbares la réapparition de zones rouges, interdites, inaccessibles, qui s’étendaient sur la mappemonde, de l’Afrique au Moyen-Orient. Il était trop optimiste: aujourd’hui, même s’il serait excessif de sombrer dans la névrose et la paranoïa, plus aucune zone ne semble désormais hors de portée.
Les Etats sont sur le qui-vive et multiplient les mesures et les postures pour tenter de répondre à un défi qui menace non seulement des vies humaines mais aussi, à terme, la sérénité de nos démocraties. Les ripostes inappropriées se multiplient: la décision des uns de s’autocensurer au nom d’un vivre-ensemble des dogmes et des susceptibilités, le choix de beaucoup d’autres de voter pour des partis populistes « décomplexés », la tentation étatique de tout cadenasser au risque de blesser les libertés, dessinent les zones de danger dans lesquelles les terroristes cherchent à entrainer nos sociétés désorientées.
Mais à cette crainte s’ajoute un autre malaise dont les vacanciers pourront difficilement se défaire, comme lorsque, arrivé à l’hôtel, on est saisi d’une bouffée d’angoisse et qu’on pense avoir oublié de fermer le gaz ou de débrancher le fer à repasser. Aucun des dossiers qui ont agité l’actualité de ces dernières semaines n’a pu être être refermé. Le débat toxique sur nos centrales nucléaires vérolées, les marchandages aigres entre la Grèce et ses créanciers, le maquignonnage entre les Etats membres de l’Union européenne à propos des quotas d’accueil de réfugiés, l’enfoncement de la Syrie et de l’Irak dans la communion des barbaries, continueront à nous hanter, même si l’on éteint la télé. Non, on ne peut pas cette fois vraiment décrocher pour se plonger dans un des best sellers de l’été. On ne peut pas, comme des écoliers, jeter les cahiers au feu et les pions au milieu.
Les problèmes accumulés vont se télescoper
Certes, des sondages nous disent que les Belges sont parmi les plus heureux des peuples de la terre. L’heure semble pourtant approcher où les problèmes qui ont été abandonnés à la main invisible du marché, à la Providence ou à la politique du laisser-aller vont se télescoper. Depuis des années, des problèmes immenses, que ce soient l’explosion des inégalités et le changement climatique, sont en roue libre et dévalent la côte en toute impunité. Dans le bas-fonds de nos sociétés, au confluent de toutes les déréglementations et de toutes les criminalités, des eaux vaseuses érodent sournoisement les piliers de nos démocraties.
Bien sûr, on peut contester la noirceur de ce tableau et considérer que l’Europe est loin de cette « dépression nerveuse universelle » que craignait John Maynard Keynes en 1930. Mais peut-on nier qu’une partie importante de l’opinion refuse de regarder au-delà de l’horizon et d’affronter les vérités qui dérangent sa quotidienneté ? Dans un petit livre-interview âpre, intitulé « Lettre aux générations futures, en espérant qu’elles nous pardonneront » (Editions Bayard), Michel Rocard ne nous rassure guère. On est loin des essais apaisants qui nous promettent que la technologie nous dispensera de vraiment changer. Octogénaire et pas encore pré-pensionné, l’ancien premier ministre socialiste français avait rêvé de concilier la rationalité économique et le progrès social, contre les corporatismes de la vieille gauche et les égoïsmes de la nouvelle droite. L’échec est patent et le constat est glaçant. « L’héritage (que nous livrons aux nouvelles générations), écrit il, c’est celui de notre impuissance à traiter les interconnexions entre les risques économiques, les risques environnementaux, les risques technologiques, les risques géopolitiques et les risques sociétaux. C’est l’échec des instances de gouvernance mondiale à traiter les défis qui se présentent à l’humanité. C’est la démission des intelligences ».
L’avertissement est sans détours et le ton de ce livre est souvent brutal, notamment à l’encontre des économistes monétaristes, que Michel Rocard accuse même de « crimes contre l’humanité », ou d’un monde politique qui a peur des idées. « Je déplore appartenir à une grande maison, le socialisme français, où la mode n’est plus de penser. Mais ne vous méprenez-pas, c’est aussi vrai à droite », confie-t-il au journaliste Mathias Thépot. N’est-ce pas ce sentiment de perplexité, d’inintelligibilité, face à un monde trop compliqué qui, derrière une façade d’insouciance, alimente l’insécurité et l’agressivité qui semblent saisir nos sociétés?
Non, les problèmes ne vont pas s’évaporer à la fin de l’été. Mais les vacances, au lieu d’être une continuation du déni par d’autres moyens, pourraient peut-être nous permettre de prendre du champ et du temps. Pour nous aider à sortir de cette course des rats qui nous conduit inexorablement dans une impasse que « les générations futures ne nous pardonneront pas ».