Si Napoléon régnait aujourd’hui, il ferait partie de la liste infamante des prédateurs de la liberté de la presse établie par Reporters sans frontières. Aux côtés de Vladimir Poutine, d’Alexandre Loukachenko ou du général Al-Sissi. La lettre qu’il adresse le 22 avril 1804 à Fouché est sans détours. « Faites comprendre aux rédacteurs des Débats et du Publiciste, écrivait-il au « premier flic de France », que le temps n’est pas éloigné où, m’apercevant qu’ils ne me sont pas utiles, je les supprimerai avec tous les autres et je n’en conserverai qu’un seul; que je ne souffrirai jamais que les journaux disent ni fassent rien contre mes intérêts. » On est loin, très loin, de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui, quinze ans plus tôt, avait fait de la libre communication des pensées et des opinions « l’un des droits les plus précieux de l’homme“.
Napoléon supprimera des journaux, imposera des censeurs d’office au sein des rédactions et confiera à la police le soin de discipliner les impertinents et les séditieux. Comme Benjamin Constant, Chateaubriand et François Guizot, « des hommes de plume, note Michel Winock dans Les Voix de la Liberté, qui aspirent à écrire sans la hache de la censure, sans la menace du procès ». « Soucieux de contrôler l’opinion, Napoléon craint les esprits qui ne s’alignent pas, ajoute l’historien. Un pouvoir discrétionnaire s’installe ». Et il se durcira au fil des années, jusqu’à limiter le nombre des imprimeurs et d’exiger de ces derniers qu’ils fassent serment de ne rien imprimer contre le souverain et l’Etat. La célèbre réplique qui, dans la pièce de Beaumarchais Le Mariage de Figaro, visait le roi Louis XVI s’appliquera désormais à Napoléon Bonaparte. “Pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs ».La propagande a toujours été la soeur jumelle de la répression de la presse. Napoléon excellera dans les deux genres. Son règne correspond à une extraordinaire opération de manipulation de l’information destinée à la fois à asseoir son pouvoir et à bâtir sa légende et dont les effets continuent à se faire sentir aujourd’hui. Censeur impitoyable et décomplexé, Napoléon fut aussi « journaliste ». Ou plutôt « rapporteur » de ses propres exploits. Dans la revue Le Temps des Médias, Jean-Paul Bertaud décrit magistralement comment il utilisa les Bulletins de la Grande Armée, qu’il dictait ou éditait, pour imposer son story telling à l’opinion. Les Bulletins sont « une auto-célébration », note le professeur de l’Université Paris 1. « Ils donnent à voir la belle mécanique d’une armée mise en mouvement par un chef génial: tout dépend du coup d’oeil de l’Empereur et du moment choisi par lui pour que l’action engagée aboutisse au succès. Il participe aux fatigues de ses soldats, il s’expose. Au soir des combats, déplorant le carnage de la guerre, il pleure sur les morts. Il passe aussi sous silence les exploits de ses lieutenants ou leur attribue parfois même ses propres erreurs »…
Le régime impérial ne laissa rien au hasard pour que le discours officiel s’impose à tous, des salons parisiens aux écoles de village. Les Bulletins étaient lus sur les places publiques et insérés d’office dans les périodiques. « J’appartiens à cette génération née avec le siècle, nourrie de Bulletins », écrit le poète Alfred de Vigny. Les maîtres même ne cessaient de nous lire les bulletins de la Grande Armée et nos cris de Vive l’Empereur! interrompaient Tacite et Platon ».
Censeur at auto-encenseur
Napoléon censeur et auto-encenseur: le portrait agacera sans doute ceux qui l’adulent. Certains trouveront même illégitime que l’on juge leur héros à l’aune des valeurs d’aujourd’hui. « Je ne néglige pas les moeurs du temps d’alors, mais à l’époque, les Lumières avaient déjà répandu leurs idées », leur répond malicieusement l’ex-premier ministre socialiste français Lionel Jospin dans son livre Le Mal napoléonien. En fait, les commémorations révèlent autant le présent qu’elles n’éclairent le passé. Au moment où se répandent l’insécurité culturelle, l’angoisse sociale et la névrose obsidionale, le bonapartisme, sa volonté d’ordre et d’autorité et ses rêves de grandeur, reviennent à la mode. A quel prix? A cette époque, en tout cas, comme le souligne Michel Winock, « le goût du panache, le démon de la gloire, le culte des grands hommes étouffèrent l’amour de la liberté ».
« Malheureux le pays qui a besoin de héros! », s’exclame l’éminent Galilée dans une pièce de Bertold Brecht. Malheureux surtout le peuple qui s’abandonne au bon plaisir, à l’égo boursouflé, aux visions et aux foucades d’un homme – ou d’une femme – qui se disent providentiels. La censure et la propagande ont été de tout temps les instruments les plus efficaces de cet avilissement de l’opinion. Prenant à contrepied l’idée que l’homme est un être de raison, Napoléon s’y adonna sans mesure. Jusqu’à son naufrage. Arrivé au paroxysme, son pouvoir sans contrepouvoir, sans presse libre, sans fou du Roi, déboucha, inévitablement, fatidiquement, sur ces mornes plaines de Waterloo immortalisée par Victor Hugo, « où frissonnaient les drapeaux déchirés, (et qui) ne fut plus, dans les cris des mourants qu’on égorge, qu’un gouffre flamboyant rouge comme une forge ».