Chaque fois que des massacres sont commis par des groupes qui se réclament de l’islam, des voix s’élèvent pour demander aux musulmans, à tous les musulmans, de manifester publiquement et bruyamment leur rejet de pareilles barbaries. Comment se fait-il, entend-on, que « les » musulmans ne descendent pas dans la rue par millions pour dénoncer les exécutions de chrétiens, comme ils l’ont fait « massivement » pour protester contre les caricatures du prophète?
Certains, à gauche surtout, s’offusquent de ces déclarations à l’emporte-pièce qui impliquent à leurs yeux une culpabilité collective visant à stigmatiser l’ensemble d’une communauté. Il y a sans doute une bonne dose de mauvaise foi dans ces exigences adressées aux musulmans. L’occasion est trop belle d’en faire des complices par action ou par omission de Daech ou des frères Kouachi, même si ceux-ci invoquent l’islam aussi indignement que l’extrême droite, chez nous, se revendique de la civilisation occidentale. Pour les partisans du « tous coupables », il y a une continuité maléfique, mécanique, entre la mosquée et le djihadisme. Comme pour d’autres, tout aussi mal inspirés, il y avait une continuité inévitable entre la chapelle et l’Inquisition.
Cette crainte de la stigmatisation pourrait toutefois ressembler à une esquive. « La pire manière de défendre l’islam, nous rappelait l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf, est d’enfoncer le monde musulman dans le syndrome de l’humilié perpétuel ». Car il n’est pas incongru de demander à ceux qui proclament leur foi d’être les premiers à dénoncer ceux qui en abusent. Car il n’est pas indécent non plus de leur demander si cette foi ne contient pas de mauvaises graines, d’où risque de surgir l’ivraie de l’extrémisme et de la violence.
Il n’aurait pas été inconvenant dans les années 1930 de dénoncer les silences de la gauche communiste face aux crimes du stalinisme. Jugés au tribunal de l’histoire, les intellectuels, mais aussi les militants de base qui célébraient le Petit père des peuples n’apparaissent pas tout à fait innocents. Il n’aurait pas été insultant non plus, à cette époque, de s’inquiéter des complaisances d’une certaine élite conservatrice et d’un certain peuple de droite à l’égard du fascisme, du franquisme ou du nazisme.
La foi et l’idéologie ne justifient ni la servilité ni surtout l’inhumanité. Lors de la guerre d’Espagne, laboratoire du choc des civilisations, il appartenait à la gauche et à elle en premier, de s’élever contre les crimes staliniens. Comme il incombait aux catholiques d’être les premiers à condamner la sauvagerie des troupes franquistes qui invoquaient la chrétienté pour bombarder Guernica et fusiller Garcia Lorca.
Certes, il y avait des gens de bonne foi parmi ces dizaines de millions de communistes et de catholiques qui croyaient à l’infaillibilité de Moscou ou de Rome. Mais peu d’entre eux descendirent dans les rues pour condamner des crimes commis au nom de leur idéologie ou de leur foi. A gauche, seuls quelques intellectuels s’indignèrent du stalinisme, comme George Orwell ou Arthur Koestler. A droite, seules quelques grandes voix, comme François Mauriac et Georges Bernanos, dénoncèrent sans se tortiller les doigts les charniers franquistes et l’absolution que leur accordait largement la hiérarchie catholique. « Il vaut mieux être en règle avec sa conscience qu’avec sa foi », s’exclama, indigné, Georges Bernanos dans Les grands cimetières sous la lune.
Oser penser librement
Le monde musulman compte aussi ses dissidents et ses esprits libres, plus audacieux, plus prophétiques que ses représentants officiels. Leur défi est immense car il leur faut confronter les docteurs de la Loi et des populations lovées dans un confortable conformisme, tant il est vrai, comme l’écrivait tristement Stefan Zweig, que la majorité des hommes « aspirent à un ordre définitif qui leur éviterait tout travail de la pensée ». Leur critique, de surcroît, ne porte pas seulement sur le terrorisme, qu’il est facile de réprouver, mais sur l’interprétation de l’islam et sur le rôle que celui-ci s’octroie dans les pays où il est religion d’Etat. Si les musulmans sont victimes de vexations en Europe, celles-ci, le plus souvent, y sont illégales, alors que souvent, en terre d’islam, les non-musulmans ou les musulmans « hérétiques » sont victimes de discriminations couvertes par l’Etat. Il en résulte une culture étatique et sociétale où le terme de tolérance est une imposture, car il recouvre une injustice légalisée.
« Les individus ne vivent pas ensemble pour se contraindre les uns les autres en édifiant des forteresses censées protéger le pré carré de leurs différences asphyxiées », prévenait en 1993 l’écrivain libanais Hadi Rizk. Seule une définition ouverte, égalitaire, libertaire, du vivre ensemble pourrait protéger nos sociétés. Et celle-ci, au sein de chaque communauté, sera forgée par ceux qui, comme Bernanos, préfèrent être en règle avec leur conscience qu’avec une foi qui nierait leur intelligence ou leur humanité.
« Le Christ vous demandera compte de votre conduite et non pas de vos dogmes, prévenait le théologien Sebastien Castellion. Et quand vous lui direz: « Seigneur, nous avons enseigné selon ton esprit », il vous répondra: « Eloignez-vous de moi, assassins! Ô aveugles, ô illuminés! Ô incorrigibles et sanguinaires hypocrites ». Cet humaniste protestant écrivit ces mots en 1554 pour dénoncer le règne totalitaire de Calvin à Genève. Sa leçon traverse les siècles pour réfuter les intégrismes et les intolérances d’aujourd’hui.
Merci pour ces paroles. Matiere d’un lien qui unit tous les humanistes et qui ne peut être corrodé par l’intolérance.
Je dois avouer que je ne connais pas la culture du monde arabo-musulman. Ce que profane peut lire ici ou là ne l’éclaire pas, même quand les auteurs abordés sont eux-mêmes musulmans.
J’ai lu le coran, je me suis procuré le volume de l’encyclopédie Universalis sur l’Islam et je suis toujours aussi ignorant.
Qu’est-ce qui, dans ce monde culturel, correspondrait pas à l’histoire du roman, à celle du théâtre, de la musique etc? Quelle y est la succession des mots en “isme” et des autres que nous apprenions en classe pour nous initier au sens du temps qui passe? Baroque, romantisme, classicisme, réalisme…
En philosophie, je me situe un peu mieux grâce aux référence à Platon et Aristote.
Reste que cet univers m’apparaît comme vivant dans un présent éternel. C’est sans doute absurde mais je n’ai pas encore mis la main sur un livre qui me ferait pressentir le sens du temps dans ce monde. Comment s’adosse-t-on quand on est un écrivain, un musicien etc musulman?