Les attaques dont la presse est la cible ne sont seulement une « affaire de journalistes ». La journée mondiale de la liberté de la presse du 3 mai n’est pas la fête d’une guilde ou d’une corporation, mais bien celle d’une liberté dont dépendent largement les autres libertés.
Bien sûr, la presse agace, énerve. Des sondages viennent même à intervalles réguliers rappeler que la crédibilité des journalistes est ténue.
La fête de la liberté de la presse est exceptionnelle dans la mesure où elle célèbre “certains journalistes”, ceux qui s’efforcent, dans des conditions difficiles, extrêmes parfois, de mener à bien leur mission d’informer. Avec souvent trop peu de temps, trop peu de moyens, en prenant des risques immenses face à tous ceux qui voudraient bien qu’il n’y ait pas d’info ou seulement l’info qui les avantage.
Partout, des gouvernements, des entreprises, des factions politiques, des groupes religieux, des bandes criminelles, des guérillas, cherchent à les faire taire. Par l’assassinat, par le harcèlement, par les procès en diffamation. Mais aussi par la connivence et la corruption.
Chercher et dire la vérité: c’était la mission dont se réclamaient Anna Politkovskaia, assassinée à Moscou en octobre 2006, ou Hrant Dink, exécuté à Istanbul en 2007, et tant d’autres parmi les 1123 journalistes tués entre 1992 et 2015. Donquichottesque? Futile? Leur passion d’informer frôlait parfois l’imprudence ou l’obstination. « Quant est-ce de la bravoure, quand est-ce de la bravade? », s’interrogeait Marie Colvin, avant de perdre la vie à Homs en Syrie en le 22 février 2012.
Il n’y avait rien de futile, d’inutile, cependant, dans leur recherche de l’information. Aucune société, aucune société démocratique surtout, ne peut vivre avec des bandeaux sur les yeux et des boules Quiès dans les oreilles, que ceux-ci soient imposés par l’Etat ou adoptés par des citoyens qui n’ont pas vraiment envie de savoir.
Aujourd’hui, de vastes zones du monde sont redevenues des territoires interdits, parce que des pouvoirs d’Etat ou des pouvoirs de fait ne veulent pas que d’autres qu’eux-mêmes informent sur leurs faits et méfaits. Silence on tue, silence on viole, silence on pille. Du nord du Nigeria livré aux exactions de Boko Haram aux pueblos du Tamaulipas ou du Guerrero terrorisés par les narcos, les journalistes et tous ceux, activistes ou simples citoyens, qui voudraient briser le blackout sont directement visés.
Or, dans le monde interconnecté d’aujourd’hui, tout ce qui se passe « loin de chez nous », nous concerne. « La censure quelque part, notait le président de l’Université de Columbia (New York), Leo Bollinger, peut devenir la censure partout. Lorsque les droits des médias étrangers sont restreints, ce sont nos propres droits qui diminuent ». Quand, en Chine, on censure des informations économiques essentielles, c’est l’ensemble du monde qui est affecté, car l’évolution de la Chine détermine du plus en plus le sort de tous. Comme, en 2008, le manque de couverture agressive du système toxique des subprimes par la presse américaine avait facilité l’explosion de la crise financière et son extension à l’ensemble du monde.
En d’autres termes, la solidarité que la presse internationale exprime aujourd’hui à l’égard des journalistes honduriens intimidés par la mafia de la drogue ou des blogueurs vietnamiens bâillonnés par le parti communiste, n’est pas seulement un moment d’altruisme. Elle exprime aussi le sentiment que dans ce monde imbriqué, métissé, où tout le monde se tient par la barbichette, ces journalistes d’ailleurs défendent les intérêts de tous ici.
Le droit de savoir
Le droit de savoir est au coeur du contrat démocratique. Les citoyens ne sont que des sujets s’ils ne savent pas comment fonctionnent réellement les institutions dont ils dépendent, des institutions qu’on leur demande le plus souvent de croire ou de respecter. « Eux savent tout sur nous et nous, rien sur eux », s’exclamait récemment un participant d’une conférence sur la surveillance de masse exercée par des Etats et par des entreprises privées.
Cette journée mondiale de la liberté de la presse devrait dès lors être l’occasion de réfléchir à la réalité de la démocratie, à l’équilibre entre les pouvoirs, à la nécessité de vrais contrepouvoirs, à la transparence des décisions prises « pour le peuple » au nom du peuple. Dans un monde de rapports de force et d’intérêts concurrents, où la tentation de l’arbitraire est permanente, la presse fait sans doute parfois partie du problème, mais « une certaine presse » assume ses responsabilités, joue son rôle. Que ce soient le « localier » qui accomplit soigneusement son travail d’informateur de proximité, le journaliste d’investigation international qui expose Luxleaks, le spécialiste pédagogue qui cherche à expliquer la complexité ou l’éditorialiste qui décode l’actualité au filtre des valeurs de sa rédaction.
Non, dans cette profession si souvent décriée, il n’y a pas que des paparrazi et des fouilleurs de poubelles, des aventuriers et des frimeurs, des sténographes et des bureaucrates de l’info. Il y aussi des hommes et des femmes qui, comme Gabriel Garcia Marquez, Prix Nobel de Littérature et ex-reporter, pensent que le journalisme est « le plus beau métier du monde ». Difficile en cette journée mondiale de ne pas reprendre la conclusion du discours que Gabo prononça en 1996 à Los Angeles, même si certains la prendront pour une illusion: « Le journalisme, déclarait-il, est une passion insatiable, tout qui n’en a pas souffert ne s’imagine pas cette servitude qui s’alimente des imprévisions de la vie. Tout qui ne l’a pas vécue ne peut pas concevoir ce que signifie la palpitation surnaturelle de la nouvelle, l’orgasme de l’exclusivité, la détresse morale de l’échec. Personne qui n’est pas né pour le journalisme et n’est pas disposé à ne vivre que pour lui ne pourrait persister dans un métier si incompréhensible et si vorace, dont l’oeuvre s’achève après chaque nouvelle, comme si c’était pour toujours, mais qui ne concède pas un instant de paix, tant qu’il ne recommence avec plus d’ardeur que jamais dans la minute qui suit ».
Note: La Journée mondiale de la liberté de la presse, organisée par l’UNESCO, se déroule cette année à Riga, en Lettonie. A Bruxelles, cette célébration, intitulée Difference Day – European Gala for Freedom of Expression, est organisée par la Brussels Platform for Journalism, une initiative conjointe de la Vrije Universiteit Brussel (VUB), de l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et de la Erasmushogeschool Brussel (EHB), en concertation avec BOZAR – Palais des Beaux-Arts, la Fondation Evens et iMinds et de nombreux médias, dont Le Soir.