C’est dans le silence et l’indifférence que couvent les grandes catastrophes. « Qui se souvient encore du massacre des Arméniens ?», déclara Adolf Hitler en 1939 pour justifier sa stratégie de dépeuplement, puis de germanisation de la Pologne. Presque personne, en effet, ne se souvenait ou ne voulait se souvenir de cet épisode honteux de l’histoire.
Marqué par les pogroms dans sa ville de Bialystok, Raphael Lemkin, un éminent juriste juif polonais, fut l’un des seuls dans les années 1920 et 1930 à étudier avec angoisse la tornade meurtrière qui s’était abattue le 24 avril 1915 sur la communauté arménienne d’Istanbul avant de s’étendre à tout le pays. C’est à partir de ce drame quasiment oublié qu’il forgea en 1943, au moment de la mise en oeuvre de l’Holocauste, le terme de génocide.
Dans ses mémoires, cet excavateur des charniers de l’histoire démontre que les génocides ne sont pas le résultat d’un coup de sang ou d’un accès de folie de plèbes déchaînées. Ils s’inscrivent dans un processus historique long et répondent à des stratégies froidement calculées. Le génocide arménien de 1915, commis dans la nuit et le brouillard de la Grande Guerre, fut la culmination d’années de massacres perpétrés à l’instigation du Sultan rouge Abdülhamid II, qui s’efforça de monter les musulmans turcs et kurdes contre les chrétiens.
Mais ces rafles, ces massacres et ces déportations ne furent pas qu’un épisode extra-européen, périphérique, de la grande boucherie ou une ultime aberration barbare d’un régime “oriental” archaïque. Le génocide fut aussi le produit direct d’idées terriblement « modernes » et européennes qui se répandirent à la fin du 19ème siècle, au croisement du nationalisme ethnique, du colonialisme et du scientisme.
Des savants qui se réclamaient de la supériorité de l’Occident bâtirent une vulgate impitoyable de l’annihilation des faibles et de l’extermination des « autres », au nom de la science, de la raison et du progrès. Retraçant le parcours de l’Allemand Ernst Haeckel, de l’Autrichien Ludwig Gumplowicz ou encore du Britannique Houston Chamberlain, Bernard Bruneteau parle, dans son livre Le siècle des génocides, de « la banalisation scientifique du racisme par les représentants les plus établis de la biologie et de la sociologie ». Et c’est de ce racisme « scientifique » que surgit l’éliminationnisme, pour reprendre l’expression de Daniel Jonah Goldhagen, le massacre de masse intentionnel de groupes ou de peuples prétendument « inutiles », « gênants », « attardés » ou « malfaisants ».
L’idéologie génocidaire était également contenue dans l’aventure coloniale, écrit Sven Lindqvist dans Exterminez toutes ces brutes, phrase fameuse du sinistre Kurtz dans le roman de Joseph Conrad, Au coeur des ténèbres, qui a le Congo pour décor universel de la noirceur humaine. D’abord pensé contre des « peuplades » prétendument « inférieures », cet éliminationnisme, dans sa logique meurtrière, prit ensuite pour cible des « peuples civilisés » », accusés de représenter un corps étranger et une menace vitale contre l’âme de la « nation originelle ».
Une certaine Allemagne, celle qui s’était laissée enivrer par des rêves impériaux et la théorie des races, fut sans doute l’alchimiste le plus funeste de ce brouet maléfique qui recelait en lui le génocide. Dans la première moitié du XXème siècle, son exterminationisme s’exporta d’une terre de sang à une autre, d’un Reich à un autre, des étendues désolées du Sud-Ouest africain, scène d’horreur du génocide des Hereros, à l’Anatolie de 1915, avant de sévir en Allemagne même et dans les territoires occupés par les troupes nazies, avec au bout de l’horreur les camps de la mort d’Auschwitz-Birkenau ou de Sobibor. Même si l’Islam leur servit de prétexte, les Jeunes Turcs et leurs idéologues se fondèrent sur cette même exaltation de la race, sur ces mêmes pseudo-théories scientifiques, sur ce même darwinisme dévoyé, pour affamer, piller et exterminer.
Les théories meurtrières
La commémoration du génocide arménien doit être d’abord un hommage rendu à un peuple longtemps abandonné dans sa solitude, otage aujourd’hui encore de la Realpolitik, voire même, suprême paradoxe, victime d’une bien-pensance effrayée à l’idée d’accabler un Etat musulman. Mais elle devrait aussi nous amener à réfléchir aux enchainements brutaux de l’histoire, aux intolérances incubatrices de « l’ère de l’épouvante », pour reprendre le terme de Wolfgang Sofsky, au pouvoir mortifère des thèses recouvertes du vernis de la science alors qu’elles ne sont que l’habillage de la rapine et de la cruauté. Oui, les idées peuvent être assassines. Oui, les théories peuvent avoir des conséquences dans la chair à vif de l’humanité.
Ce syndrome éliminationniste est à l’oeuvre aux confins de l’Irak et de la Syrie avec les massacres commis par l’Etat islamique contre des minorités chrétiennes ou musulmanes « déviantes » ou au nord du Nigeria avec les barbaries de Boko Haram. Il menace aussi la Birmanie des bouddhistes fanatiques, dressés contre la minorité musulmane apatride des Rohingyas. Mais une certaine Europe est elle aussi de plus en plus gagnée par le nativisme et l’extrémisme. D’ Anders Behring Breivik à Aube dorée ou Pegida, une vulgate de l’exclusion et de la hargne enfle, relayée plus ou moins crument par d’autres qui se disent plus respectables. Où s’arrêtera le curseur de l’intolérance?
Le centenaire du génocide arménien est un sujet d’actualité. Parce que le négationnisme dont il est l’objet en Turquie est le dernier acte de l’extermination. Mais aussi parce que les théories qui le justifièrent, les haines qui l’attisèrent, se remettent à rôder. Comme ces loups de la chanson de Serge Reggiani, quand «les hommes avaient perdu le goût de vivre et se foutaient de tout, que le ciel redevenait sauvage et que le béton bouffait l’paysage ».
Le concept de “camps de la mort” est appliqué par les historiens de la Seconde Guerre mondiale au système concentrationnaire nazi. Dachau et Buchenwald étaient des “camps de la mort”, de la mort par le travail, la faim, les mauvais traitements,… mais des camps où le déporté pouvait éventuellement survivre pendant une période relativement longue. Sobibor, Maidanek, Treblinka étaient des “centres d’extermination” et non des “camps” où le déporté (uniquement “racial”), sauf rares exceptions, était gazé dès son arrivée. Le complexe d’Auschwitz-Birkenau appartenait aux deux catégories.