La tour Axel Springer au cœur de Berlin. Au 19ème étage, dans un salon agrémenté de profonds fauteuils en cuir, le temps s’est arrêté. Sur un des murs, une plaque d’une association américaine remercie le fondateur de Bild et Die Welt «pour sa défense infatigable de la liberté et sa résistance aux forces du totalitarisme ». C’était en 1974, un autre siècle, un autre monde.
Symbole clinquant du capitalisme et de l’Occident, cible aussi des manifestants gauchistes, dont une rue avoisinante célèbre l’un des leaders Rudi Dutschke, la tour Springer jouxtait le mur de la honte. Le baron de la presse conservatrice ouest-allemande ne ratait aucune occasion d’attaquer et de narguer les dirigeants de Berlin Est. En haut de la tour, un écran lumineux orienté vers l’Est diffusait les nouvelles interdites par la censure communiste.
Aujourd’hui, la tour semble perdue au milieu d’un no man’s land de bureaux et de parkings, vidée de sa signification, banalisée, normalisée. 1974-2015 : plus de quarante ans se sont passés depuis cette époque où Berlin Ouest représentait l’avant poste, l’enclave encerclée, du « monde libre » ? Tout semblait si simple alors, même si derrière les façades idéologiques les mots n’avaient pas toujours le sens qu’on leur prêtait. Le monde libre ? Il accueillait aussi le général Pinochet, Franco et le régime d’apartheid sud-africain. Le camp communiste ? Il n’avait pas grand-chose à voir avec les poésies d’Aragon et les chansons de Jean Ferrat.
C’était au temps où le monde rêvait
Et pourtant, en dépit des risques du face à face nucléaire entre les deux blocs, le monde semblait alors plus optimiste qu’aujourd’hui. Dans les deux camps, les rêves de libération et de progrès prévalaient encore. Au début des années 1980, les uns brandissaient les écrits de Havel et déployaient les drapeaux de Solidarnosc ; les autres célébraient les révolutions de Cuba et du Nicaragua. Un autre monde était possible…
Nostalgie ? Elle serait déplacée si elle signifiait un regret de l’effondrement des dictatures communistes. Une promenade au Checkpoint Charlie, point de passage glaçant entre les deux Berlin de la guerre froide, une visite au musée de la Stasi, la police politique de la RDA, sont un antidote immédiat aux pensées obscènes. Mais comment ne pas se laisser gagner par le sentiment d’un grand rendez-vous manqué?
Lors des années 1980, lorsque je m’y rendais comme envoyé spécial du Soir, la ville divisée semblait évoluer dans un monde de fiction, entre l’ambiance sombre du Troisième Homme d’Orson Welles et des scènes tirées des romans de John Le Carré. On jouait à se faire peur en prenant le métro entre les deux parties de la ville et en observant les Vopos. Le soir, dans des cafés enfumés ou des immeubles squattés, on parlait d’une Europe réunifiée, d’un continent débarrassé de ses murs et de ses miradors, où l’on pourrait emprunter en toute liberté les routes qui jadis reliaient les cafés de Paris, Prague et Budapest. On jouait, comme le héros du roman de Peter Schneider, au sauteur de mur. On pariait sur une Europe de l’Est dirigée par ses dissidents, qui promettaient la liberté et l’égalité, et d’une Europe de l’Ouest guidée, pour reprendre l’expression de Laurent Joffrin, par sa « génération morale ».
Et pourquoi pas ? Viktor Orban, l’actuel premier ministre populiste hongrois, était alors un jeune rebelle libéral et progressiste. Lech Walesa, le syndicaliste catholique, semblait guidé, cadré, par ses conseillers les plus éclairés, Jacek Kuron ou Adam Michnik. L’idéologie Amnesty, fondée sur le grand compagnonnage de la liberté au-delà des dogmes et des blocs opposés, semblait être devenue la promesse de l’aube, l’horizon indépassable de l’humanité.
“Leurs oligarques, nos banksters”
Mars 2015. A l’Est comme à l’Ouest, les rêves se sont fracassés. La réalité est retombée comme une lourde herse. Assis à une terrasse sur la Neue Promenade, un ami allemand égrène les derniers titres de l’actualité : la victoire du FN en France, l’anniversaire de l’annexion de la Crimée, une réunion de néo-nazis européens à Moscou, le bras de fer entre Athènes et Berlin. « Quand on pensait que la chute du Mur allait tout apaiser !, s’emporte-t-il. Que l’Europe unifiée allait être un modèle de sérénité. L’Est a eu ses oligarques et l’Ouest ses banksters. Et qui profite aujourd’hui des angoisses provoquées par tous ces bouleversements ? Les groupes populistes et nationalistes, ceux-là mêmes que le projet européen était censé écarter pour toujours de ses mauvais rêves ». Une nouvelle guerre froide s’installe et des récits que l’on croyait à jamais désavoués ressortent des greniers moisis de l’histoire.
Vigie de l’humanité
Créative, cosmopolite, audacieuse, insomniaque, Berlin réunifiée ne semble pas gagnée par ces doutes. Mais au moins, elle ne nie pas son passé. Dans le centre historique, autour de la Porte de Brandebourg, le mémorial de l’Holocauste, l’ancien siège de la Gestapo, le Palais des larmes, dessinent la topographie de la terreur. La part de l’Allemagne dans le destin tragique de l’Europe au siècle dernier n’est pas occultée. Et c’est dans une large mesure ce qui définit la modernité de la ville. A l’image du Reichstag. Violé par les nazis, bombardé, reconstruit, il est aujourd’hui, avec son dôme de verre, le symbole lumineux de la démocratie allemande retrouvée.
Ce télescopage des styles et des époques envoie une solennelle mise en garde. Berlin, jadis ville funeste, est une vigie de l’humanité. Elle nous rappelle sans doute que les rêves les plus euphoriques de 1989 se sont en grande partie étiolés. Mais elle fait tout, par le rappel du passé, pour écarter le cauchemar de l’emballement de l’histoire et de l’ensauvagement des sociétés.