Le 3 mars prochain, le Premier ministre israélien devrait parler devant une session spéciale du Congrès à Washington à propos du dossier nucléaire iranien. Benyamin Netanyahou doit cet honneur au président républicain de la Chambre des représentants, le très catholique et très conservateur John Boehner.
La polémique était inévitable: contrairement au protocole diplomatique et à la courtoisie institutionnelle, le président Obama n’avait pas été mis au courant. Mais si la presse s’est surtout intéressée jusqu’ici aux calculs électoraux de Netanyahou et à l’impact sur les relations israélo-américaines, ce « coup monté » relève largement de la politique intérieure américaine. Décidé dans la foulée de la défaite démocrate aux élections de novembre dernier, il fait partie de l’offensive tous azimuts du Parti républicain pour priver Obama de toute marge de manoeuvre lors de ses deux dernières années de mandat. A plus long terme, les stratèges républicains tentent également d’attirer la communauté juive dans leur camp, en se présentant comme les meilleurs garants des intérêts d’Israël et en confondant ces intérêts avec ceux de la coalition conservatrice actuellement au pouvoir à Jérusalem. Cette stratégie a pour corollaire une attaque en règle contre les Américains juifs « libéraux » et modérés. Ces derniers irritent suprêmement les conservateurs américains et israéliens. Non seulement parce qu’ils constituent l’un des plus fidèles piliers du Parti démocrate, mais aussi parce qu’ils appuient une solution pacifique du conflit avec les Palestiniens. Selon une étude du Pew Research Center publiée en 2013, 68% des Juifs « penchent du côté démocrate » et 61% sont en faveur de la «solution des deux Etats, israélien et palestinien ».
Trop à gauche…
Les Américains juifs forment aussi l’une des composantes les plus « libérales », c’est-à-dire dans le jargon politique américain, l’une des plus progressistes, de la société. Sur la plupart des enjeux, que ce soit le racisme, l’homosexualité, l’avortement, la liberté d’expression, la bio-éthique, le réchauffement climatique, les inégalités sociales, les Américains juifs se situent généralement à gauche des autres communautés, et loin, très loin des positions conservatrices voire réactionnaires du Parti républicain. Presque tout, même la manière de défendre Israël, sépare ces Juifs « libéraux » des Juifs orthodoxes ou néo-conservateurs, mais aussi de ces millions d’électeurs républicains évangéliques, « chrétiens sionistes », qui constituent l’un des principaux soutiens politiques des gouvernements conservateurs israéliens. (1)
Contrairement aux clichés sur le « lobby juif» , la communauté juive américaine ne se détermine pas seulement en vertu d’Israël. Sa faction “libérale” ou modérée, représentée notamment au sein du groupe pro-israélien et pro-négociation J-Street, ne se considère pas forcée de cautionner systématiquement le gouvernement d’Israël « right or wrong ». Elle estime même que les valeurs du libéralisme américain et l’éthique juive imposent de porter un regard critique sur les politiques israéliennes, en particulier l’occupation et la colonisation de la Cisjordanie. Une approche développée notamment par Todd Gitlin et Liel Leibovitz dans leur essai Chosen Peoples, qui décrit « l’exceptionnalisme américain et israélien », leur « destin manifeste », sous le signe non pas du privilège et de la puissance, mais de la responsabilité morale.
Dans un article publié en juin 2010 dans la New York Review of Books, un intellectuel brillant et, inévitablement, contesté, Peter Beinart, avait déjà mis en exergue cette fracture et ces déchirements au sein de la communauté juive américaine. « En théorie, écrivait-il, les organisations juives américaines majoritaires, comme l’American Israel Public Affairs Committee et la Conférence des Présidents, restent attachées à une vision libérale du sionisme. Ces groupes, contrairement à certains membres de la coalition Netanyahou, ne diraient jamais que les Israéliens arabes ne méritent pas la pleine citoyenneté ou que les Palestiniens de Cisjordanie ne méritent pas les droits humains. Mais en pratique, en défendant virtuellement tout ce que fait le gouvernement israélien, ils se transforment en gardes du corps intellectuels des dirigeants israéliens qui menacent ces valeurs libérales qu’ils prétendent admirer ».(2)
Une histoire à respecter
Ce regard d’un « sioniste passionné », comme l’écrit The Economist, mais inquiet de l’impact corrosif de l’occupation sur la démocratie israélienne, s’inscrit dans une tradition « progressiste » et sociale que les Américains juifs, comme le souligne, Corinne Levitt dans son livre Les Juifs de New York à l’aube du XXIè Siècle, ont du mal à abandonner. Une partie importante du monde juif américain reste attachée, en effet, à une histoire qui l’a associée de manière exceptionnelle aux principales luttes progressistes aux Etats-Unis, que ce soit le combat pour l’égalité raciale, les droits sociaux, la liberté d’expression ou le féminisme.
C’est dans le contexte de ce combat pour l’hégémonie politique, intellectuelle, religieuse et morale au sein de la communauté juive américaine qu’intervient cette polémique sur l’invitation de Netanyahou au Congrès américain. Le discours du Premier ministre israélien sur l’Iran a bien sûr une portée internationale. Mais il s’agit tout autant pour les Républicains comme pour le gouvernement israélien de tenter de mettre hors jeu une communauté américaine juive « libérale » qui s’oppose à leur vision conservatrice et manichéenne de la société et du monde.
Notes: (1) Lire à ce sujet, Célia BELIN, Jésus est juif en Amérique. Droite évangélique et lobbies chrétiens pro-Israël, Fayard, 2011.
(2) Peter Beinart a développé cet article, qui lui valut louanges et critiques, dans un livre paru en 2012, The Crisis of Zionism.
(3) Pour en savoir plus sur ce rôle des Juifs dans les combats progressistes américains, lire Michael KAZIN, American Dreamers. How The Left Changed The Nation, Alfred A. Knopf, New York, 2011.