La dangereuse tentation de la pensée simpliste

« Elle est clivante. Tant mieux ». C’est en ces termes que le directeur d’une station de radio française présentait récemment l’une de ses chroniqueuses vedettes. « Nous recherchons ce qui fait mal et fuyons l’eau tiède. Les pseudo-billets type « oui mais » ou « oui peut-être » tuent le métier ».
Il y a des sujets, en effet, à propos desquels le chèvrechoutisme n’est pas de mise. Du J’Accuse d’Emile Zola lors de l’affaire Dreyfus à L’imitation des bourreaux de Jésus-Christ, texte cinglant de François Mauriac contre la torture en Algérie française, l’histoire du journalisme français s’honore d’essais et de chroniques « qui font mal ». Mais ce parti-pris du « clivant », s’il s’exerce à propos de tout et de rien, s’il est une posture caractérielle ou une formule marketing, risque non seulement de « tuer le métier », mais aussi de blesser la démocratie.
La confusion du journalisme avec le ring de boxe n’est pas récente et n’est pas typiquement française. Aux Etats-Unis, la chaîne Fox News pratique depuis des années cette grande dérive. Fox a clivé. Elle a transformé les salons où l’on cause en saloons où l’on cogne. Et elle est devenue la chaîne de débats-pugilats la plus populaire du pays. Son public est aussi l’un des moins bien informés, le premier à croire les bobards, le plus empressé à se laisser manipuler. Qu’importe?
Les débats partisans et bruyants, les idées fortes et les points de vue décapants sont essentiels à la démocratie, mais celle-ci peut-elle survivre longtemps à cette polarisation forcée, construite, de la discussion, à cette « corruption de l’information », comme la qualifie Nicholas Lemann, doyen émérite de l’école de journalisme de Columbia University? Oui, sans doute, lorsque la vie est un longue fleuve tranquille et que rien ne vient vraiment angoisser la société. Non, quand l’anxiété rode, que le doute sévit, que l’insécurité s’installe.
Or, c’est dans cette situation d’angoisse et de doutes que se trouvent aujourd’hui nos sociétés: de plus en plus complexes, de plus en globalisées, elles diffusent un terrible sentiment d’incompréhension et d’impuissance. Qui attire inévitablement les colporteurs d’idées simples, ceux qui disent « parler vrai » alors qu’ils ne font que penser niais, ceux pour qui « il n’y a qu’à ».

Les macro-slogans

Dans The Silence of the Rational Center, Stefan Halper et Jonathan Clarke dénonçaient en 2007 cette pensée des « macro-slogans », en fait des idées simplistes qui, « si on n’y prend garde tendent à court-circuiter les débats, à déchainer les émotions et à créer de fausses réalités ». Et donc à inspirer des politiques erronées, voire même des « guerres idiotes », comme le disait Barack Obama à propos de l’invasion de l’Irak en 2003.
Combien de fois ces dernières années nos pays n’ont-ils pas été victimes de ces emballements funestes autour d’idées obsessionnelles, paranoïaques et irrationnelles brandies par des matamores impérieux? On aurait aimé, à propos de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Libye que certains se disent: « oui mais » et apprennent l’existence du mot « peut-être ». Auraient-ils été moins « clivants » qu’ils nous auraient « peut-être » épargné les pires affres de la montée en puissance des Talibans et des hordes de l’Etat islamique. Peut-être…
Oui, mais voila, les médias qui font l’opinion de masse, la télévision en particulier, n’ont guère de patience pour ceux qui s’obstinent à vouloir éduquer à la complexité. Les plateaux se prêtent davantage aux échanges hachurés ou aux petites phrases acérées qu’aux explications posées. Or le monde ne peut qu’être déformé s’il est contraint d’entrer au chausse-pied dans ces formats conçus pour favoriser la controverse, voire pour provoquer la faute.
John Simpson, le directeur des informations mondiales de la BBC, ne disait pas autre chose lorsqu’il ruminait sur l’évolution de son métier: « J’avais l’habitude de penser que l’essence du grand reportage était de montrer aux gens que les sujets qu’ils avaient toujours considérés comme trop compliqués pouvaient être expliqués simplement, observait-il. Je pense aujourd’hui que le bon journalisme consiste à convaincre les gens que les grands enjeux sont habituellement compliqués, qu’ils exigent un effort de réflexion, que les réponses simples, péremptoires, ne sont souvent que le résultat de l’impatience et de l’ignorance ».

Le journalisme au risque du populisme
Expliquer? Nuancer? Tempérer? Elle est loin l’époque où le vrai libéral Raymond Aron brillait au Figaro, là où preste aujourd’hui le populiste Eric Zemmour. ll serait illusoire, cependant, de penser que la démocratie échappera aux solutions fêlées si elle n’est animée que par des controverses fabriquées ou des raisonnements bancals. « La démocratie vacille si elle ne dispose pas d’un flux constant d’informations fiables et pertinentes », écrivait, il y a près d’un siècle, l’éditorialiste américain Walter Lippmann. Que dire de nos démocraties confrontées aujourd’hui à une explosion exponentielle d’informations douteuses et d’opinions à l’emporte-pièce dans la jungle luxuriante d’Internet et des réseaux sociaux? Elles ont besoin plus que jamais de personnes qui osent dire « oui mais » ou suggérer un « peut-être », non pas pour esquiver les choix essentiels, mais pour contribuer, comme le disait Milan Kundera, à « décoder la complexité du réel ».  Pour éviter que les idées simples ne finissent peu à peu par nous entrainer dans le monde des idées extrêmes. « Mal nommer les choses, prévenait Albert Camus, c’est ajouter au malheur du monde ».

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3 réponses à La dangereuse tentation de la pensée simpliste

  1. de bie dit :

    A diffuser largement.
    Les conflit que les journalistes nous présentent comme inévitables parce que la complexité et surtout les points de vues divergents ne sont pas abordés. Pourtant des appels à la raison se sont fait entendre ci et là avant la guerre en Irak en Syrie, en Libye, en Ukraine.
    Il existe de bon débats sur les chaines de la RTBF radio: Face à l’info, Mise au point, Et dieu dans tous ça. Mais cela ne fait pas le poids face à la déferlante des émissions TV accrocheuses. L’éducation que l’on présente comme une solution contre la radicalisation me semble paradoxalement constituer un ressort pour remettre en cause et critiquer la pensée diffusée par ces médias tendancieux. Tant mieux.

    • Jean Goossens dit :

      Tout ne relève pas de l’éducation intellectuelle. Il y a la “situation d’angoisse et de doute” dont parle l’article. Peur de perdre des ressources, de la considération, des moyens de consommation. Alors, surtout pas de débats raisonnables. Ils accroissent l’incertitude. Aux angoissés, il faut du noir et blanc. Des mauvais clairement identifiés, des complots démasqués, des adversaires désignés. Pour se savoir du bon côté.

  2. Bortoli dit :

    Je vous conseille cet excellent documentaire sur le sujet:
    ” Les nouveaux chiens de garde ”
    Film documentaire réalisé par Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, sorti en France le 11 janvier 2012

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