Le terrorisme est comme un coup de poing interdit décoché par un adversaire déloyal. Et la tentation est grande de riposter en abandonnant toute règle du jeu.
C’est précisément ce que les terrorises attendent. C’est le piège qu’ils tendent aux sociétés démocratiques: après la stratégie de l’attention, facilitée par un système hyper-médiatisé et connecté, ils comptent sur nous, sur notre rage ou notre peur, pour entrer dans une stratégie de la tension. Car leur objectif est double: décrédibiliser les démocraties en les amenant à se durcir au-delà du raisonnable et de l’honorable; provoquer une polarisation et une radicalisation qui sapent le socle commun sur lequel repose une société ouverte.
Les crimes qu’ils commettent sont guidés par une rationalité glaçante et impitoyable à laquelle il faut répondre avec sang froid. La peur est mauvaise conseillère. Elle contribue à magnifier l’impact des attentats. Si elle débouche sur des mesures qui nient les principes et valeurs démocratiques, elle fait le jeu du terrorisme.
En France, Manuel Valls a promis de ne pas décréter de mesures d’exception, à la mode du Patriot Act adopté aux Etats-Unis après le 11 septembre, mais de se limiter à des « mesures exceptionnelles ». Lors de ses voeux de Nouvel An, au Palais Royal, le premier ministre Charles Michel a lui aussi insisté “sur les valeurs fondamentales et les libertés”. Dont acte. La raison d’Etat doit évoluer, en effet, dans le cadre de l’Etat de droit, car cette cohérence détermine l’efficacité de la lutte contre les terroristes en protégeant le système politique que ces derniers ont pris pour cible.
Cet attachement aux garanties constitutionnelles a un corollaire: celui de ne pas s’acoquiner, de nouveau au nom de la sécurité, avec des pays autoritaires qui nient nos valeurs, voire même qui alimentent les idéologies extrémistes, sources du terrorisme. La collaboration annoncée avec les services de sécurité de régimes arabo-musulmans prétendument modérés doit être strictement balisée. Pareils « partenariats » peuvent éroder notre Etat de droit ou nous compromettre dans des politiques de terrorisme d’Etat.
Autocensures
La peur peut aussi faire le jeu du terrorisme en cédant des espaces de liberté. L’annulation d’événements publics est une erreur et une faute si le risque n’est pas imminent et avéré, car elle est inévitablement interprétée comme une reculade qui invite à d’autres actions d’intimidation. L’apaisement n’apaise jamais pareil adversaire, il ne fait que le confirmer dans sa détermination.
Marque de faiblesse, l’autocensure apparaît aussi comme l’aveu d’une faute. Elle insinue que certaines expressions pourtant légitimes dans nos sociétés pourraient être « excessivement offensantes » et donc coupables. Et, bientôt, illégales? Le sursaut citoyen déclenché par les attentats de Paris a semblé désavouer cette idée que trop de liberté tue la liberté. Mais il serait périlleux d’exagérer la force de l’esprit libertaire dans des sociétés de plus en plus inquiètes et insécurisées.
Un autre danger nous guette: le « bon sens » embelli de bons sentiments. L’argument du « respect » est très tentant dans des sociétés multiculturelles. N’est-il pas « de bon sens », au nom du Bien commun, d’appeler les citoyens à se modérer, jusqu’à leur demander de revoir certaines libertés qu’ils croyaient acquises et qui définissent leur société, comme la critique des religions et la dérision des autorités?
Même si après les attentats, de nombreux responsables politiques, religieux ou associatifs occidentaux se sont dits Charlie, peu d’entre eux adhèrent réellement à la conception voltairienne de la liberté d’expression. En toute bonne conscience, invoquant le vivre ensemble, prônant d’« inévitables arrangements raisonnables », certains semblent prêts à recadrer des libertés. Au risque de laisser à l’extrême droite le privilège de se présenter comme la seule force politique « qui ose dire la vérité ».
La flamme fragile des libertés
Certes, la porte est étroite, l’équation complexe. La liberté d’expression n’est jamais illimitée, même dans les démocraties les plus libérales. L’incitation à la haine et à la violence en est exclue. Toutefois, dans le souci respectable de protéger l’harmonie de la société, le danger est grand de placer le curseur trop loin et de réduire ainsi des expressions qui, en dérangeant des consensus commodes ou des vérités révélées, protègent la flamme des libertés.
L’adoption à la hussarde de lois liberticides, la judiciarisation excessive des « dérapages » verbaux là où les mots devraient riposter aux mots, l’autocensure par peur de déplaire ou par crainte de nuire, risquent d’affaiblir les débats robustes nécessaires à la démocratie. Dans une société de liberté et de réel respect de l’Autre, le vivre ensemble ne peut pas dépendre de la censure de tous par tous.
En 1976, après l’assassinat d’un reporter de l’Arizona Republic qui enquêtait sur la mafia, le célèbre journaliste américain Bob Greene s’était exclamé : « On ne tue pas une enquête en tuant un journaliste ». Et, au lieu de conseiller prudemment d’abandonner un sujet dangereux, il avait mis sur pied une équipe de 38 journalistes qui descendirent sur l’Arizona pour trouver l’assassin de leur confrère.
Ne pas céder. Riposter. Tirer le meilleur parti de nos libertés, car celles-ci, pour paraphraser Le Canard enchaîné, « ne s’usent que quand on ne s’en sert pas ». Pour que la terreur soit défaite, il faut, plus que jamais, que les journalistes continuent à enquêter, les caricaturistes à dessiner, les artistes à exposer, les philosophes à contester les pensées figées. Non pas comme si rien ne s’était passé, mais justement parce qu’il s’est passé quelque chose qui défie l’essence même de nos sociétés.