Depuis des années, la réflexion sur le monde fait la navette entre deux impasses : le Forum économique mondial de Davos et les Forums sociaux mondiaux, symbolisés par la ville brésilienne de Porto Alegre.
Si le premier reflète le monde du pouvoir tel qu’il est, il se révèle incapable de formuler des idées et des projets qui sortent des sillons épuisés du néolibéralisme économique. Si les seconds expriment la nébuleuse du contre-pouvoir, ils ne parviennent pas à présenter une réelle alternative crédible, comme si leur slogan « un autre monde est possible » était à ce jour « mission impossible ».
Davos garde son pouvoir d’attraction. Y être invité est même un gage de notoriété et de respectabilité. Les grands de ce monde en ont fait un must de leur agenda hyper-chargé. Le Forum économique mondial a même réussi à coopter les représentants de la gauche modérée en les invitant à participer aux cocktails et même à quelques débats. Comme nous l’avait déclaré au début des années 90 celui qui n’était alors qu’un leader syndical et politique brésilien barbu, Luiz Inacio « Lula » da Silva, « s’ils vous invitent une première fois, c’est qu’ils vous craignent. S’ils vous réinvitent, c’est qu’ils ne vous craignent plus ».
Depuis l’ouverture de ce Forum en 1971, la gauche de la gauche, les tiers-mondistes, mais aussi une certaine droite nationaliste n’ont eu de cesse de stigmatiser ce rassemblement de l’élite mondialisée. Mais comme ces milieux se situent en dehors du Système, leurs critiques ont été largement considérées comme nulles et non avenues par ceux qui en sont les cibles. Toutefois, un nombre croissant de « décideurs » considèrent aujourd’hui que le Forum économique mondial a un petit air de voie dorée sans issue. Cette grand-messe du monde dérégulé, où, fin janvier, les élites mondialisées adorent communier, ne semble plus touché par la grâce. La pensée y patine comme un sermon du dimanche. Les idées tournent sur elles-mêmes comme un moulin à prières.
Certes, Davos a permis à de nombreux dirigeants de se rencontrer et de commercer. Le Forum les a même amenés à entendre des débats parfois stimulants, à échanger avec des intellectuels que, d’habitude, ils ne lisent pas, ou avec des responsables d’associations non-gouvernementales qu’ils ne fréquentent pas. Mais Davos a-t-il vraiment contribué à préparer le monde à affronter les énormes défis qui l’assaillent ? Ou a-t-il, au contraire, contribué à assurer la pérennité d’une pensée conventionnelle, qui porte une lourde part de responsabilité dans le dérèglement actuel du monde ?
Une pensée convenue
Dans le fond, malgré tous ses beaux esprits, ses gourous du management, ses participants superpuissants et théoriquement super-informés, Davos n’a pas prévu grand-chose. Il n’a pas vraiment anticipé sur les tremblements de terre qui ont secoué le monde ces dernières années, que ce soit la chute du Mur de Berlin, la montée en puissance d’Oussama Ben Laden, la crise financière de 2007, le printemps arabe de 2010 ou le défi de l’Etat islamique. Comme sa pensée était convenue, il n’était pas préparé aux déconvenues. “Méfiez-vous des prédictions de Davos“, écrit l’agence Euractiv.
Il n’a pas davantage osé aborder de front les dossiers qui hantent l’avenir de la planète, de la recherche d’un accord de paix au Proche-Orient au changement climatique. On retient de Davos ses « instants médiatiques » davantage que ses percées politiques, comme l’esclandre du premier ministre turc Erdogan après un vif échange avec le président israélien, Shimon Peres.
Davos n’a pas proposé un paradigme qui soit à la hauteur des bouleversements et des basculements du monde. Ce n’était sans doute pas son mandat ni son ambition, mais on aurait pu attendre de ces rencontres l’ébauche d’une nouvelle forme de gouvernance fondée sur une nouvelle manière de penser le monde qui réponde au bien commun et pas seulement aux intérêts personnels des 2500 participants.
Une autre pensée convenue
Les Forums sociaux mondiaux n’ont pas été plus convaincants ni plus efficients. Les rencontres de dizaines de milliers de militants de mouvements sociaux ont pourtant été des occasions exceptionnelles de débats et d’échanges d’expériences. Elles ont exprimé non seulement l’indignation face à un monde livré aux forces du marché, mais aussi l’espoir d’une société mondiale fondée sur des principes d’égalité et de solidarité. Dans une certaine mesure, les Forums sociaux mondiaux compensaient, amortissaient, les dommages collatéraux de la globalisation davosienne – l’accroissement des inégalités, la précarisation sociale, la dérégulation débridée-, en offrant une réponse sociale mondiale à l’intégrisme ultralibéral. Mais les FSM ont eux aussi trop souvent recyclé des idées surannées. La vieille gauche, nostalgique du castrisme, adhérente du chavisme, incapable d’imaginer dans le même souffle la justice sociale et la liberté, y a été trop présente, trop dominante.
Y-a-t-il une voie entre ces deux impasses ? Le temps presse. Les deux Forums, en dépit de leurs antagonismes idéologiques, se rejoignaient sur une intuition commune, celle d’un monde ouvert, coopératif, imbriqué. Même s’ils déclinaient différemment leur « internationalisme », ils pensaient le monde en dehors des silos nationaux. Or, aujourd’hui, cette vision mondialiste est battue en brèche par le retour en force des nationalismes, par les crispations intégristes, par la montée en puissance des populismes.
Davos et Porto Alegre sont aujourd’hui des destinations conventionnelles et finalement décalées. La station alpine et la mégapole brésilienne n’ont pas apporté les solutions espérées.
Où se trouve la ville qui demain offrira une synthèse audacieuse entre leurs deux démarches ? Une ville où l’on se rendrait non pas pour être vu ou faire des affaires, non pas pour palabrer ou se réconforter dans les dogmes démodés, mais pour donner un avenir à l’avenir…