“Le journalisme va devoir s’endurcir”

« Le monde s’est endurci et le journalisme va devoir s’endurcir pour rester fidèle à la réalité, pour en être le miroir impitoyable ». L’homme qui a prononcé cette phrase est mort à Mexico le 7 janvier, au moment où des terroristes abattaient des journalistes et des policiers à Paris.
Julio Scherer Garcia était bien plus que le doyen de la presse latino-américaine. Il en était la conscience. La « mauvaise conscience » sans doute, car il était attaché à un journalisme farouchement indépendant, assumant sans concession son rôle de contre-pouvoir. Il était le « petit caillou dans la chaussure des puissants », selon la formule du journaliste argentin Horacio Verbitsky, mais aussi dans celle des « gens communs et courants » qui, ensemble, réunis dans une foule ou dans les urnes, peuvent eux aussi à certains moments être des « puissants ».
Ce « reporter à perpétuité », comme l’appelaient ses amis, ne faisait pas dans la satire ou la dérision. Sa revue Proceso n’était pas Charlie Hebdo, mais plutôt une fusion à la mexicaine du Nouvel Observateur, de Libération et du Monde, sérieuse et investigatrice. Mais sans doute aurait-il été Charlie, car toute sa vie fut consacrée à la défense d’une liberté de la presse intransigeante, tant celle-ci détermine la qualité, la viabilité et « vivabilité » d’une société.
Je l’avais rencontré à plusieurs reprises à Mexico dans les années 70 et 80. J’étais à quelques pas du journal Excelsior, en 1976, lorsque ce journaliste réputé et comblé fut éjecté de ce quotidien de référence parce qu’il avait osé défier l’inoxydable Parti révolutionnaire institutionnel. Exclu, il créa avec ses amis le meilleur hebdomadaire mexicain, Proceso, et inspira une extraordinaire renaissance de la presse qui contribua largement à la démocratisation et à l’alternance politique. Il contribua à la modernisation de son pays en enquêtant sur la corruption et sur l’Etat profond. En ouvrant ses colonnes à des voix intelligentes et indépendantes, à la fois patriotes et ouvertes sur le monde, refusant d’accepter l’autoritarisme et la censure sous prétexte que ces deux traits feraient partie de l’”idiosyncrasie” et des traditions du Mexique.

Un miroir impitoyable
Son exemple de rigueur et de sang froid, sa formule du « journalisme, miroir impitoyable», pourraient nous être rudement nécessaires, alors que nous abordons « l’après » du choc des attentats et de l’émotion républicaine. Oui, il va falloir être un miroir impitoyable du monde tel qu’il est pour contribuer à créer le monde tel qu’il pourrait être. Il va falloir s’endurcir pour dire la vérité, parler vrai à l’opinion, décoder le naïvisme des uns et le populisme des autres, dire la vérité à tous les pouvoirs, en d’autres termes contrôler le pouvoir  et l’opposition pour qu’ils ne soient pas tentés d’exploiter la tragédie pour avancer leurs pions sur le grand échiquier des ambitions.
Paradoxalement, l’attaque contre un journal satirique rend plus que jamais essentiel un journalisme sérieux, attentif à jouer ce rôle de vigie de la démocratie, de chien de garde des institutions et de la Constitution, sans se laisser impressionner par des appels à la responsabilité si ceux-ci sont un réflexe, un prétexte pour réduire les libertés.
Julio Scherer a rejoint Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré et les autres au Panthéon du journalisme. Ils auront sans doute beaucoup de choses à se raconter, beaucoup de désaccords à discuter. Mais c’est dans cette diversité, dans cette cacophonie, que se forge, chaque jour, la liberté. Don Julio, lui aussi, va nous manquer.

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