Ces dernières semaines, la placide Norvège s’est brusquement retrouvée sur la sellette. Accusée à Budapest de financer des ONG hostiles au gouvernement, elle s’est vue soupçonnée, au travers d’un long article du New York Times, d’influencer la ligne politique de prestigieux think tanks américains. Quelques mois plus tôt, c’étaient les Etats-Unis qui étaient pointés du doigt en Equateur et au Venezuela en raison de leur appui à des associations locales qualifiées de subversives par le pouvoir.
Bienvenue dans le monde des jeux d’influence et des « agents de l’étranger ». Bienvenue aussi dans l’univers des accusations borgnes et des indignations sélectives. Car s’il y a bien une pratique universelle, c’est celle des financements d’activités politiques par des fondations ou des Etats étrangers. Tout le monde ou presque s’y adonne. Discrètement ou bruyamment. A des fins plus ou moins honorables. Avec des résultats plus ou moins probants. Le monde des financements internationaux est un caravansérail, où se croisent et s’entrechoquent des « porteurs de valises » de tout type et de toute origine.
Les pays occidentaux sont fortement engagés dans ce “grand marché” de l’influence. Les Etats-Unis disposent non seulement de la National Endowment for Democracy, un institut financé par le Congrès, mais aussi d’une myriade de fondations privées aux budgets colossaux, qui financent des médias, forment des activistes, soutiennent des ONG. L’Union européenne n’est pas en reste. Dans les années 1980, elle avait soutenu la presse d’opposition au Chili et des médias anti-apartheid en Afrique du Sud. Aujourd’hui, elle finance des dizaines de projets qui « se mêlent » des politiques internes de nombreux pays, de la Tunisie à l’Indonésie, au travers notamment de l’Instrument européen pour la démocratie et les droits de l’homme. La Fondation européenne pour la démocratie a vu le jour il y a un an à Bruxelles à l’initiative de la Pologne, dans le but, précisent ses responsables, d’« appuyer et non pas d’exporter » les valeurs de la démocratie multipartite dans les pays du « voisinage européen ».
Pratiquement tous les Etats membres de l’Union financent des ONG étrangères impliquées dans des activités directement ou indirectement politiques. L’Allemagne, en particulier, dispose avec ses célèbres Stiftungen (des fondations liées aux partis politiques) de puissants relais au sein de centres de recherche, de partis et d’organisations de la société civile partout dans le monde.
Des “agents étrangers”
Aujourd’hui, cette « démocratie business », comme l’ont baptisée ses détracteurs, est sur la défensive. Des dizaines de gouvernements ont placé ces financements extérieurs dans leur collimateur. En Amérique latine, les pays de l’axe bolivarien (Venezuela, Equateur, Bolivie, Nicaragua) les ont strictement limités. En Russie, les associations bénéficiaires des « largesses de l’Occident » doivent s’enregistrer comme « agents de l’étranger », un terme infamant qui suggère quasiment une trahison de la Mère Patrie. En Egypte, des employés d’ONG américaines et allemandes ont été poursuivis comme s’ils étaient des ennemis de la nation. De la Malaisie au Zimbabwe, de la Turquie à l’Ethiopie, la presse officialiste n’a de cesse de dénoncer les complots ourdis par des intérêts étrangers pour « semer le chaos et déstabiliser le gouvernement ».
Et pourtant, les pays qui aujourd’hui se plaignent de ces « ingérences » ne sont pas les derniers à soutenir, en dehors de leurs frontières, des groupes qui partagent leurs visions du monde. Récemment, la presse chilienne a révélé que le Venezuela avait accordé 13 millions de dollars à l’université ARCIS fondée par le Parti communiste chilien. D’autres Etats, tout aussi critiques des « exportateurs de démocratie », développent de très actives politiques de diplomatie publique. A l’exemple de la Chine qui installe ses Instituts Confucius sur des campus américains, au grand dam de l’Association américaine des professeurs d’université, et qui appuie des think tanks de Washington, comme le Center for strategic and international studies.
Dans son enquête sur les donateurs étrangers des think tanks américains, le New York Times s’interrogeait sur l’impact de ces financements sur la position politique de ces centres d’études et soulignaient les risques de conflits d’intérêt et de corruption de l’indépendance académique. Mais dans d’autres pays, la question est beaucoup plus lourde: ces appuis sont-ils des instruments d’ingérence directe, voire de « changement de régime », comme le furent les financements de la CIA à une multitude d’ONG, de syndicats, de partis et de médias lors de la guerre froide ? Comme le fut aussi à cette époque « l’argent de Moscou » au bénéfice d’organisations communistes occidentales? Depuis les « Révolutions de couleur » dans l’ex-URSS et les « printemps arabes, beaucoup de gouvernements sont sur le qui-vive.
Entre les prétextes et les principes
En ces moments de reflux de la démocratie et de montée du souverainisme, la polémique et le pushback contre les fonds étrangers sont tels qu’un influent think tank américain, le Carnegie Endowment for International Peace lui a consacré un volumineux rapport, intitulé Closing Space (la fermeture de l’espace), qui tente de rebooster l’argumentaire du « droit d’ingérence démocratique ». Comment, en effet, gérer ces « influences »? Par la transparence, sans aucun doute, même si, dans des pays autoritaires, celle-ci peut mettre en danger des bénéficiaires. Par la cohérence surtout : il serait intolérable que les pays démocratiques soutiennent des organisations extrémistes ou des actions contraires au droit international. Or, ce fut trop souvent le cas lors de la guerre froide, avec l’appui accordé à des projets sulfureux et à des associations douteuses. Ce fut le cas également lors de l’invasion de l’Irak, « emballée » dans la rhétorique de la promotion de la démocratie.
S’interroger sur l’origine, les motifs et la gestion des fonds venus de l’étranger est légitime. La souveraineté nationale n’est pas un concept vide, mais dans le bras de fer qui oppose aujourd’hui ce principe aux normes internationales, cet argument sert souvent de paravent à des politiques qui visent d’abord à étouffer le société civile et à renforcer l’arbitraire et le pouvoir d’Etat. Dans de nombreux pays, les associations citoyennes, qui se substituent à des contre-pouvoirs défaillants, ne pourraient tout simplement pas exister sans ces fonds internationaux. Les défenseurs des droits humains seraient isolés et vulnérables.
Or, les Etats démocratiques et leurs sociétés civiles ne peuvent pas abandonner à leur sort les personnes qui, dans des pays autoritaires, se battent pour les droits fondamentaux. Ils ne peuvent pas oublier Liu Xiaobo sous prétexte que la Chine s’agace de cette ingérence. Comme, hier, ils ne pouvaient pas oublier Nelson Mandela ou Lula sous prétexte que l’Etat de l’apartheid et la dictature militaire brésilienne luttaient contre le communisme.
Un postulat reste intangible: lorsque l’appui international bénéficie à des personnes et des groupes qui défendent des droits universels que leurs propres Etats nient, « l’ingérence » est tout simplement la soeur jumelle de la solidarité.