Entre la terreur et la désespérance

L’exécution de James Foley et de Steven Sotloff a choqué la communauté internationale. Non seulement en raison de la brutalité hallucinée de leurs bourreaux, mais aussi parce que cet acte macabre est un symbole angoissant de l’ensauvagement du monde. Comme le fut la montée des totalitarismes dans les années Trente, en Europe et au Japon.
Les Cassandre qui avaient mis en garde contre l’euphorie de « la victoire de la liberté » après la chute du Mur de Berlin regrettent sans doute d’avoir eu raison. «Une grande partie des terres explorées sont redevenues inaccessibles, incontrôlées par des pouvoirs réguliers, hostiles à toute pénétration étrangère », écrivait Jean-Christophe Rufin en 1991 dans son livre L’Empire et les Nouveaux Barbares. En 1994, dans un livre très sombre et très mal-pensant, Robert Kaplan parlait, lui, de «L’anarchie qui vient ».
Comme ils l’avaient prédit, le monde se couvre de zones rouges où il est interdit d’entrer. Or, ces terres interdites n’appartiennent pas à la géographie du monde inutile. Les guerres qui s’y déroulent ne sont pas hors du temps. Le Moyen-Orient sur lequel l’Etat islamique plante son étendard noir est au coeur des enjeux politiques, économiques et civilisationnels mondiaux. Ces hordes aux idées archaïques sont terriblement modernes, dans la mesure où les djihadistes font peser des menaces immédiates et réelles sur des contrées stratégiques et sur nos propres sociétés. Impossible dès lors de s’en désintéresser, comme ce fut largement le cas lors des “sales guerres” africaines des années 1990 et 2000, de la Sierra Leone à la RDC.
Mais comment peut-on informer sur ces conflits maudits? James Foley et Steven Sotloff étaient convaincus que le travail d’information passe nécessairement par le reportage de terrain. Que le journalisme ne peut se satisfaire de recycler des communiqués officiels ou de vérifier des images diffusées par des badauds de l’info, des activistes médiatiques ou des terroristes. Sans doute avaient-ils seriné la fameuse phrase de Robert Capa, photographe légendaire de la guerre civile espagnole et du débarquement en Normandie: « Si la photo est trouble, c’est que tu n’es pas assez près ». Sans doute pensaient-ils que si l’information internationale était tellement embrouillée, c’était parce que les journalistes n’étaient pas « assez près ». Ils étaient donc allés « au plus près », même si nombre de leurs collègues prévenaient qu’aucune information ne mérite que l’on meure pour elle.

Des gangsters qui se prennent pour des rédac’chefs
James Foley et Steven Sotloff sont devenus les victimes tragiques de l’interdiction du journalisme dans les zones convulsées d’une planète débraillée où des extrémistes, des terroristes et des gangsters se prennent pour des rédacteurs en chef de la presse internationale, décidant de ce qui sera écrit et rapporté. Les groupes islamistes ne sont pas les seuls, en effet, à prétendre contrôler le médiatisation de leurs crimes. En Amérique latine, les cartels de la drogue, qui ont également eu recours aux décapitations de journalistes, dictent eux aussi le contenu des médias. Maîtres du nord du Mexique ou du Honduras, ils sucrent des infos, bannissent l’usage de certains mots, contrôlent l’usage des photos. En septembre 2010, désespéré par l’assassinat de trois de ses journalistes, le rédacteur en chef du principal quotidien de Ciudad Juarez, la « murder city » frontalière des Etats-Unis, leur avait publiquement demandé : « Qu’attendez-vous de nous?. Dites nous ce que vous souhaitez que nous publiions ou que nous publiions pas».
Rien de neuf sous le soleil de Satan? Dans tous les conflits qui ont ensanglanté ces dernières décennies, des journalistes ont été visés et assassinés. Parce qu’ils étaient considérés comme des témoins gênants ou des ennemis politiques. En 1979, lors de l’insurrection sandiniste au Nicaragua, Bill Stewart, journaliste de la chaine de télévision américaine ABC, fut assassiné, face aux caméras, par un Garde national du président Somoza. En 1982, au Salvador, quatre journalistes hollandais furent tués dans une embuscade tendue par l’armée, alors qu’ils faisaient un reportage sur la guérilla
A l’époque, les rebelles avaient encore bonne presse. Qu’ils soient de L’Humanité ou de Paris-Match, les envoyés spéciaux étaient les bienvenus dans les maquis révolutionnaires. Ils ne risquaient pas d’être enlevés ou assassinés, juste manipulés. Les rebelles étaient avides de reconnaissance mais aussi de respectabilité.

L’ère des identités meurtrières
Peu à peu, au fil de la « décivilisation » du monde, les conflits ont changé de nature. Et la presse, toute la presse, même celle hostile aux Etats autoritaires, s’est retrouvée classée parmi les « ennemis du peuple » par des insurgés qui se réclamaient d’un autre univers, celui des « identités meurtrières » et des croyances ânonnées.
Au Pérou, dans les années 1980, Sentier lumineux, une guérilla millénariste nourrie de marxisme périmé et d’indigénisme frelaté, déclara la guerre aux journalistes. Parce qu’ils étaient « par essence » des représentants d’un système « blanc et bourgeois » détesté. Les montagnes isolées et désolées d’Ayacucho furent peu à peu désertées par une presse intimidée.
La même furie se déchaîna dans les années 1990 en Algérie lorsque le pouvoir militaire fut confronté à des groupes islamistes armés. En l’espace de quelques années, soixante journalistes furent assassinés. Et pratiquement aucun reporter international n’osa s’aventurer dans les zones infestées par les insurgés et parcourues de groupes d’autodéfense suspicieux et de militaires ombrageux.
Dans ces deux pays, la sale guerre se déroula à huis-clos. Et l’information, comme l’avait prédit Robert Capa, se troubla comme une photo voilée. Qui tue qui? Le doute s’infiltra dans les dépêches et diffusa inévitablement, perversement, une lassitude froide et désespérée.
Comme aujourd’hui en Syrie. Les militaires et les chabiha, les islamistes et les djihadistes, les bandits et les trafiquants, menacent physiquement les journalistes, mais ils tuent aussi le désir d’information, parce que l’opinion publique n’a pas vraiment envie d’être informée lorsqu’il n’y a pas de héros à célébrer et que l’alternative la plus probable à la satrapie est davantage encore de barbarie.

Le désert de la solidarité
Dans cette danse macabre des extrêmes, dans cette équivalence immorale, les victimes ne suscitent même plus de réelle compassion. Ceux qui auraient pu offrir l’espoir d’une plus grande liberté et d’une plus grande humanité disparaissent de l’info. Parce qu’ils ont été les premiers à être éliminés ou marginalisés par des pouvoirs teigneux et des rebelles dévoyés. Parce qu’ils ne représentaient dans le fond qu’une minorité. Parce qu’en étant proches de nos rêves, ils étaient décalés par rapport à leur propre réalité.
Ainsi, la terreur écarte peu à peu les reporters des lieux maudits de l’actualité et amène le public, hormis à l’occasion de crimes odieusement théâtralisés, à ne plus s’y intéresser. Jusqu’à déboucher sur les terrains vagues de l’info et le désert de la solidarité.

PS: cette chronique est dédiée aux journalistes internationaux, dont la situation précaire et risquée a été tragiquement mise en exergue par l’actualité. Mais dans ce survol du métier d’informer, on ne peut oublier que les premières victimes de la brutalisation du monde sont les journalistes locaux, les “citoyens rapporteurs” qui envoient des vidéos de terrain, les activistes qui récoltent les informations “au plus près” des lieux où se commettent des atrocités. Selon les chiffres du Comité pour la protection des journalistes (CPJ, New York), sur les 1074 journalistes tués depuis 1992, 87% étaient des journalistes locaux.

A l’exception de ceux qui avaient acquis une renommée internationale, comme Guillermo Cano (abattu en Colombie) en 1986 ou Anna Politkovskaia (assassinée en 2006 en Russie), ces journalistes locaux meurent trop souvent dans l’indifférence du monde, alors qu’ils constituent le socle sur lequel se bâtit l’information internationale. Hommage leur soit rendu. Nous y reviendrons dans une prochaine chronique.

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Une réponse à Entre la terreur et la désespérance

  1. Haot dit :

    Ceux qui confisquent l’information par la terreur et/ou l’intimidation, ont peur de la réalité et veulent imprimer leur vision par la propagande.
    La réalité se venge plus que les gens; on l’a vu avec le nazisme.
    Tuer des journalistes (civils désarmés) est une preuve de crainte et de lâcheté.
    Les régimes fondés sur ces vices sont sans avenir.

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