Marine, bons baisers de Moscou !

Depuis la révolte de la place Maidan à Kiev, les autorités russes n’ont eu de cesse de stigmatiser le fascisme de leurs adversaires et de réduire le mouvement contestataire ukrainien à sa seule composante extrémiste. Jusqu’à télescoper dans leur propagande les « pro-Européens » d’aujourd’hui avec les « pro-hitlériens » d’hier.

Martelé à longueur de journée par les médias contrôlés par le Kremlin, le discours sur la responsabilité occidentale dans la crise ukrainienne a convaincu une partie de l’opinion, notamment “à gauche de la gauche” et au sein de certains gouvernements « anti-impérialistes » qui n’attendent rien de bon de l’Europe ou des Etats-Unis. Mais il a aussi été repris par l’extrême droite européenne, dont on aurait pu croire assez logiquement qu’elle aurait appuyé les ultras ukrainiens. 

En fait, depuis plusieurs années, comme le confirme une étude The Russian Connection publiée en mars par le Political Capital Institute de Budapest, Vladimir Poutine exerce un réel attrait sur les formations national-populistes européennes. Ainsi, le Front national, qui s’était déjà retrouvé aux côtés de la Russie dans son appui au régime syrien, flirte ouvertement avec le Kremlin. Selon Le Nouvel Observateur, Marine Le Pen s’est rendue à deux reprises à Moscou cette année. Le 11 avril, elle y a notamment rencontré Serguei Narichkine, le président de la chambre basse du Parlement. Conseiller spécial de Marine Le Pen aux affaires internationales, le géopoliticien Aymeric Chauprade a visité la Crimée, « en éclaireur »,  pour y observer le référendum. Des représentants du Jobbik hongrois, du FPÖ autrichien, de l’Aube dorée grecque, du parti bulgare Ataka ou encore du Vlaams Belang ont également fait le pélérinage dans la région annexée.

Ces relations inquiètent l’Union européenne, mais aussi les Etats-Unis, comme l’illustre l’intérêt que des médias de référence, de Foreign Affairs au New York Times, ont récemment porté à ce phénomène. Le succès de cette extrême droite russophile aux élections européennes, avertissait le Washington Post, pourrait renforcer Poutine en Europe. Elle pourrait aussi chahuter les relations euro-atlantiques, alors que la crise ukrainienne pose la question de l’unité des pays de l’OTAN face à la Russie et que les négociations du Traité de libre-échange transatlantique suscitent de plus en plus de méfiance et de polémique.

Une extrême-droite anti-américaine

Washington n’ignore pas en effet qu’une certaine forme d’anti-américanisme a traditionnellement irrigué l’extrême droite européenne, des phalangistes espagnols aux pétainistes français. Leur hostilité était géopolitique, mais aussi « civilisationnelle ». Ces croisés du national-catholicisme stigmatisaient le triomphe du matérialisme, le culte de l’individualisme, le libéralisme et le libertinage, des sentiments et des ressentiments qu’ils fondaient dans un antisémitisme obsessionnel, focalisé sur les « villes impies» de Hollywood et de New York.

Un temps mis en sourdine lors de la guerre froide au nom de l’anticommunisme, lorsque Washington cassait du « bolcho » de la Grèce au Chili, cet anti-américanisme d’extrême droite est aujourd’hui revenu en fanfare avec la mise au pilori des « banksters et des cosmopolites de Wall Street », accusés de tirer les ficelles de la globalisation. Il s’en prend aussi très rudement à l’idéologie des droits de l’homme. « Coupable » de défendre l’égalité raciale et les droits des homosexuels, mais aussi de prôner un droit d’ingérence qui désacralise la souveraineté nationale, l’Establishment libéral américain, en particulier, est redevenu l’ennemi principal de l’extrême droite européenne…et du Kremlin.   

Cette « connexion russe » n’est donc pas paradoxale, car l’extrême droite européenne retrouve ses idées et ses obsessions dans le discours de plus en plus « anti-occidental » du Kremlin. Signe des temps, le géopoliticien Alexandre Douguine, naguère encore taxé d’extrémiste et de farfelu, est devenu « le Raspoutine de Poutine », écrit Vincent Jauvert dans le Nouvel Observateur. Théoricien de l’Eurasisme, une célébration exaltée du destin manifeste de la Russie et de son Empire, il défend aussi fiévreusement des valeurs traditionalistes et antilibérales chères aux partis européens d’extrême droite.

Le procès des Lumières

Dans ce tir groupé contre « l’Occident décadent», les néo-réactionnaires russes et européens ont beau jeu de dénoncer les hypocrisies et les incohérences des Etats-Unis et de l’Union européenne, mais derrière leurs imprécations, ils visent d’abord et avant tout les idées de liberté, de diversité, de tolérance et de démocratie. Ils font le procès des Lumières et, dans leur désir de régression, ils opposent à l’universalisme, comme l’écrit Zeev Sternhell, “un nationalisme de la terre et des morts »(1).

Dans ce monde qui se crispe sur une conception agressive de la nation et qui « s’illibéralise », dans ce monde où les vieilles redingotes de l’entre-deux guerres sont remises à la mode au grand décrochez-moi ça des idéologies saumâtres, l’eurasisme, tel qu’il est défini par Alexandre Douguine, et le national-populisme européen ne pouvaient être que des frères siamois. Ces deux courants puisent dans les mêmes eaux troubles. Ils s’opposent avec la même hargne au libéralisme politique parce que celui-ci, avec sa doctrine des contrepouvoirs, de la liberté de l’esprit et de l’alternance, entrave leurs visées autoritaires. Ils stigmatisent aussi le « cosmopolitisme », parce qu’ils y voient les “fléaux” du métissage et de l’impureté. Le 12 décembre dernier, dans un discours au Parlement russe, Vladimir Poutine a parlé comme Marine Le Pen : « Nous défendrons les valeurs traditionnelles, fondations spirituelles et morales de la civilisation », s’est exclamé l’ancien agent du KGB.

Etrange destin que cette convergence entre l’extrême droite européenne et les héritiers du soviétisme. Sombres présages surtout que ces œillades complices entre deux courants persuadés qu’ils vont dans le sens de l’histoire et qu’ils ont l’appui des « vrais gens ». Car, « contrairement à une idée occidentale répandue, prévenait récemment le politologue français Bertrand Badie, le bien ne finit pas toujours par triompher »…    

Notes: Zeev Sternhell, auteur du célèbre essai sur les racines de l’extrême droite en France, Ni Droite Ni Gauche, vient de publier ses mémoires, sous forme d’un long et passionnant entretien accordé à Nicolas Weill. Histoire et Lumières. Changer le monde par la raison, Albin Michel, Paris, 2014, 366 pages.

Bertrand Badie, professeur à Sciences-Po et auteur de nombreux essais de référence sur les questions internationales, vient de publier Le Temps des humiliés. Pathologie des relations internationales, Editions Odile Jacob, Paris, 2014, 256 pages.

 

       

 

 

 

 

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Une réponse à Marine, bons baisers de Moscou !

  1. Lemaire dit :

    La ligne que vous dessinez est certainement bien réelle : une fascination et une accointance réciproque entre l’extrême droite européenne, anti-américaine, et une Russie nostalgique d’impérialisme qui se donne une conscience en désignant les évolutions morales libertaires de l’occident. Il me reste pourtant une question : peut-on, dans cette Union européenne, sur le plan des idées, se définir comme catholique, moralement et politiquement situé à droite, respectueux non pas du fait religieux, mais des vraies convictions partagées par les fidèles musulmans, israélites, chrétiens et ne pas faire l’objet d’une méfiance militante de la part des adeptes d’une hyper-laïcisation, qui a aussi sa part d’impérialisme, mais plutôt d’une écoute et d’un respect démocratique, de manière à établir un vivre-ensemble qui se fonderait sur une conscience humaine partagée, au delà de la tolérance sèche revendiquée des Lumières du 18-ème? Ou suis-je déjà catalogué dans le clan des fascistes?

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