Les espions de la National Security Agency étaient certainement au courant des nominations des Prix Pulitzer 2014, mais leurs grandes oreilles ont quand même dû tinter lundi soir lorsqu’ils ont appris que le Prix le plus prestigieux du journalisme américain, la « médaille du service public », était accordée au Washington Post et au Guardian.
La médaille du service public pour « une complicité de trahison » ? Les deux journaux ont été primés, en effet, pour leurs articles fondés sur les fuites de l’ex-collaborateur de la NSA, Edward Snowden, à propos du système de surveillance massive mis en place par l’agence américaine et son partenaire britannique, le GCHQ Government Communications Headquaters).
La polémique était inévitable, car le gouvernement et une partie de l’opinion ne considèrent pas le lanceur d’alertes comme un idéaliste, mais comme un « félon » qui a gravement compromis les intérêts des Etats-Unis. Elle rappelle celle qui éclata en 1972 lorsque les jurés du Pulitzer récompensèrent le New York Times et le Washington Post pour leur publication des Dossiers du Pentagone. Ces documents ultra-secrets avaient révélé les mensonges des administrations démocrates et républicaines lors de la guerre du Vietnam. Ils avaient aussi déterminé, et pour de longues années, les relations entre la presse et l’Etat, dans la mesure où la Cour suprême avait cautionné l’action des deux quotidiens et interdit la censure que voulait leur imposer l’administration Nixon.
L’enjeu est évidemment énorme : au nom de quels privilèges la presse aurait-elle le droit de publier des documents classés confidentiels voire ultrasecrets, comme viennent de le proclamer solennellement les jurés du Pulitzer ? « Au nom de l’intérêt public et des droits constitutionnels des citoyens américains », a répondu Martin Baron, le rédacteur en chef du Washington Post. « Sans les révélations de Snowden, nous n’aurions jamais su jusqu’où le pouvoir d’Etat s’était étendu aux dépens des droits des individus. En bâtissant ce système de surveillance, notre gouvernement a gravement érodé les libertés individuelles et il l’a fait dans le secret, sans débat public et sans réelle supervision ».
Situé plutôt au centre- droit, récemment racheté par le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos, le Washington Post n’a rien d’un journal subversif ou antipatriotique. Il fait partie de l’Establishment américain. Mais ce statut ne l’a pas empêché à des moments clés de l’histoire d’affronter le pouvoir. Le plus célèbre épisode reste celui du scandale du Watergate, lorsque deux de ses « petits reporters », Bob Woodward et Carl Bernstein, menèrent une enquête qui déboucha en 1974 sur la démission du président Richard Nixon. Sa publication en 2010 de Top Secret America, une enquête très fouillée sur des services de renseignements américains « énormes, opaques et incontrôlés », a confirmé cet attachement au journalisme de vigilance démocratique face à des autorités d’Etat constamment tentées par l’arbitraire et l’abus de pouvoir.
Un hommage au journalisme “constitutionnel”
Dans l’esprit des jurés, l’octroi du prix Pulitzer n’est pas un hommage voilé à Edward Snowden, mais d’abord et avant tout l’affirmation du rôle professionnel et constitutionnel de la presse. Le Washington Post et le Guardian ont été honorés parce qu’ils ont consacré à cette enquête des ressources considérables en respectant rigoureusement les normes professionnelles et les principes éthiques les plus élevés du métier. « C’était notre devoir de briser les tabous du secret, tout en veillant à la sécurité des individus et à la protection des informations vraiment sensibles », écrit le rédacteur en chef du Guardian, Alan Rusbridger, en préface du livre The Snowden Files (1).
Les deux journaux ont aussi été primés parce qu’ils incarnent l’idéal libéral, « à l’américaine », des rapports entre la presse et le pouvoir. En brandissant le célèbre Premier amendement de la Constitution, la presse ne s’oppose pas idéologiquement au système démocratique. Elle s’en déclare, au contraire, le gardien le plus loyal. Dès lors, d’accusée la presse devient procureure : les « subversifs » et les « traîtres » ne sont pas les journalistes qui dévoilent des secrets, mais les détenteurs du pouvoir qui masquent leurs agissements et abusent de leurs prérogatives jusqu’à violer les principes fondamentaux de la République et les droits des citoyens à leur vie privée.
Libéraux et libertariens ensemble
En raison de cet enjeu constitutionnel, l’affaire de la NSA a créé des coalitions inédites. Des conservateurs, généralement très critiques à l’encontre des révélations journalistiques sur des questions de sécurité nationale, ont rudement condamné l’étendue de la surveillance pratiquée par la NSA sur l’ensemble des citoyens. Jim Sensenbrenner, président républicain de la Commission de la Justice de la Chambre et l’un des auteurs du très sévère Patriot Act adopté après les attentats du 11 septembre, s’est allié au sénateur démocrate Patrick Leahy pour tenter de discipliner la NSA. Le porte-parole médiatique de la droite populiste Glenn Beck a rejoint le cinéaste « gauchiste » Michael Moore. Les « libéraux », partisans des libertés mais aussi d’un Etat social, se sont retrouvés aux côtés des « libertariens », défenseurs absolutistes de la liberté individuelle et de l’Etat minimum.
Cette affaire a aussi mis en exergue l’abîme juridique entre les Etats-Unis et le Royaume uni. Alan Rusbridger a dû jouer serré pour éviter les représailles des services de renseignements britanniques habitués à agir de manière impériale. « Les Britanniques ont une conception fondamentalement différente du pouvoir », note le chroniqueur du Guardian et du New York Times, Jonathan Freedland. Contrairement aux Américains et à leur doctrine de la souveraineté populaire, « ils restent des sujets plutôt que des citoyens ». Dans un pays qui, de surcroît, a toujours préféré ses espions à ses journalistes, la doctrine de journalisme de contre-pouvoir pratiquée par le Guardian n’est pas loin d’être perçue comme une forme de sédition et un crime de lèse-majesté. «Le Guardian est le journal qui aide nos ennemis », s’est déchaîné l’éditorialiste du très populaire et très conservateur Daily Mail.
L’affaire Snowden, en dépit ou à cause des controverses qu’elle a suscitées, a eu un impact démocratique considérable. Elle a permis de recadrer le débat entre la liberté et la sécurité, qui avait été fortement secoué par les attentats du 11 septembre et par l’emballement d’Internet. « Les technologies que l’Occident avait vantées comme des instruments de la liberté individuelle et de la démocratie sont devenues de machines de surveillance qui auraient atterré George Orwell », écrit Alan Rusbridger.
Elle a aussi contribué à rappeler la fonction essentielle du journalisme en démocratie. « Les lauréats ont fait ce que les journalistes sont supposés faire, note le professeur Mark Miller de l’Université de New York. Ils ont servi l’intérêt public en projetant une lumière crue sur d’énormes abus de pouvoir commis par leur gouvernement ».
C’était exactement l’intention de Joseph Pulitzer, lorsqu’il créa ce prix en 1917. « Seule une presse compétente, désintéressée, civique, courageuse, disait-il en substance, est à même de préserver cette vertu publique sans laquelle le gouvernement du peuple par le peuple est une blague ou une imposture ».
(1) Luke HARDING, The Snowden Files. The Inside Story of the World’s Most Wanted Man, Guardian Books, 2014.
Correction: nous avons parlé dans une première édition d’Edgar Snowden alors que son prénom est Edward. Une lectrice nous a gentiment signalé ce lapsus malencontreux.
Un très bon article