Ils étaient des opposants, ils sont devenus des traîtres. Dans l’emballement nationaliste qui a saisi la Russie depuis l’éclatement de la crise en Ukraine, il y a encore moins de place aujourd’hui pour ceux qui contestent Vladimir Poutine. Les services de sécurité ne tolèrent aucune protestation, la censure frappe plus durement encore les rares journalistes dissonants. Et une large partie de la population se tait, acquiesce ou applaudit.
Le nationalisme est le recours habituel des régimes contestés. Il permet de retrouver une légitimité, de resserrer les rangs et, surtout, de disqualifier les opposants. En annexant la Crimée, Vladimir Poutine a suivi les traces des généraux argentins qui, le 2 avril 1982, lancèrent leurs troupes à la reconquête des îles Malouines « occupées » par la Grande Bretagne. Ce jour-là, à Buenos Aires, les militants des droits de l’homme qui avaient dénoncé la dictature se retrouvèrent vilipendés pour leur manque d’enthousiasme patriotique. Ce jour-là aussi, certains opposants, emportés par un chauvinisme pavlovien, se mirent à applaudir les soudards qui les avaient pourchassés et torturés.
Vladimir Poutine a beau jeu. La crise ukrainienne exploite la « névrose obsidionale » qui sous-tend une bonne partie de sa stratégie de reconquête et de restauration. Depuis son arrivée au pouvoir en 2000, après le chaos et les humiliations de l’ère Eltsine, le président russe a systématiquement présenté la Russie comme une nation menacée par des ennemis extérieurs, relayés par des ennemis intérieurs, déterminés à la vassaliser.
Alors que la Russie s’est apparemment occidentalisée, Poutine n’a eu de cesse de critiquer l’Occident. Et en premier lieu, cette Amérique « arrogante et impériale, dominatrice et sûre d’elle-même », qui, après l’implosion de l’Union soviétique, était venue « narguer la Russie » jusqu’à vouloir lui imposer son modèle économique et son mode de gouvernement. « Il y a une part de vérité dans les accusations de Poutine, constate Masha Lipman dans le New Yorker. Il n’est pas rare d’entendre, même chez d’anciens diplomates américains, que l’expansion de l’OTAN vers l’Est, en dépit des protestations véhémentes de Moscou, a sans doute été imprudente et à courte vue. Poutine semble affirmer son droit d’agir de la même façon, de faire ce qu’il lui plait, de légitimer une agression, d’agir sans le feu vert de l’ONU ».
La verticale du pouvoir
Il a toujours fallu beaucoup de courage pour oser contredire l’homme fort du Kremlin. Lors de ses deux premiers mandats, Vladimir Poutine a construit une « verticale du pouvoir », qui est à l’image du monde dont il est issu : celui des services secrets, de ce FSB héritier de l’ancien KGB et dont les agents quadrillent la société et peuplent les instances dirigeantes du pays. Après l’interlude de la présidence Medvedev, marquée par une relative ouverture, la marque poutinienne s’est encore accentuée. Comme lors de la Guerre froide, les opposants sont redevenus des dissidents, accusés de faire le jeu de l’Occident.
Le durcissement s’est renforcé dans la perspective des Jeux olympiques de Sochi. La presse indépendante, déjà très marginale, a été fermement reprise en main. L’agence de presse officielle Ria Novosti, qui avait tenté de préserver des marges de liberté, a été dissoute pour être remplacée par un organe de propagande placé sous l’autorité directe d’un homme lige du Kremlin. La chaîne de télévision Dozhd, ultime scintillement libertaire, a été grossièrement éliminée du câble.
Ces dernières semaines, comme le notent Human Rights Watch et le Comité de protection des journalistes, la répression s’est emballée : des sites Internet, dont celui du champion d’échecs Gary Kasparov, ont été fermés. La rédactrice en chef de Lenta.ru a été licenciée. La corde placée autour de la radio Echo de Moscou, dernier refuge des « libéraux », a été resserrée. Tous les médias contrôlés par le Kremlin, dont RT, la chaîne internationale russe, ont diffusé le même message : « la Russie est attaquée par une coalition d’impérialistes et de fascistes et ceux qui s’opposent à cette vision ne sont que des félons ». Des listes de « traîtres » ont commencé à circuler sur Internet.
Dans pareil climat de suspicion, les opposants ont moins d’espace que des coquelicots piégés entre des coulées de béton. Certains d’entre eux, notait l’écrivain russe Andrei Ostalski sur le site de la BBC, ont malgré tout osé protester. Quelques centaines de personnes ont manifesté dans les rues de Moscou. Une poignée d’écrivains ont publié une lettre dénonçant le « bellicisme » du Kremlin. Andrei Zubov, professeur au prestigieux Institut des relations internationales de Moscou, s’est risqué à comparer l’annexion de la Crimée à l’Anschluss, le rapt de l’Autriche par Hitler en 1938. L’auteur à succès Boris Akunin a joué les Cassandre et prédit une catastrophe pour la Russie. Quelques journalistes ont élevé la voix : Konstantin Remchukov, rédacteur en chef de l’influente Nezavisimaya Gazeta, a qualifié d’ « illégal » le référendum en Crimée.
“Une goutte d’eau”
Tous ces individus ne sont cependant qu’« une goutte d’eau dans un pays de 140 millions d’habitants », constatait Leonid Bershidsky. Leurs cris se perdent au milieu d’une population largement poutinisée, qui s’était déjà montrée indifférente aux brutales aventures russes en Tchétchénie et qui appuie aujourd’hui massivement leur guide. « Notre société vit servilement et pense servilement », confiait la journaliste Anna Politkovskaïa, assassinée en 2006, à sa traductrice française Galia Ackerman.
Poutine n’est pas Hitler, certes, mais face à cet appui massif de l’opinion russe, il est difficile de ne pas se rappeler la réflexion désabusée du grand écrivain suisse alémanique Max Frisch (1): «(Il y a) pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles », écrivit-il. Poutine n’est pas Hitler, mais il est difficile de ne pas reconnaître dans le sort des dissidents russes le drame des démocrates allemands qui s’opposèrent à l’expansionnisme nazi. A l’exemple de Klaus Mann qui, en 1935, au moment du référendum sur le rattachement de la Sarre au Troisième Reich, demanda aux Sarrois de voter contre. « La Sarre est une terre allemande, mais en infligeant à Hitler un revers décisif, vous rendriez le plus grand des services à votre patrie et au monde, plaida-t-il. Nous aimons tous l’Allemagne, ce pays que vous rejoindrez quand il sera redevenu lui-même. Soyez de bons Allemands. Battez Hitler ! ».
Ceux qui aujourd’hui osent sortir des rangs pour protester contre l’autoritarisme et l’impérialisme de Poutine ne sont pas des traîtres. Ils le font par amour pour leur pays. Parce qu’ils pensent, comme l’avait écrit Vassili Grossman, que « la liberté nationale russe ne peut régner que sous une forme : la liberté humaine ». Parce qu’ils refusent, comme l’avait refusé Anna Politkovskaïa, de n’être que « de la poussière sous les bottes de l’Etat ». Leur pays, un jour, leur sera reconnaissant d’avoir élevé la voix pour défendre une « certaine idée » ouverte, éclairée, apaisée de la Russie. Loin de Vladimir Poutine, de son messianisme nationaliste, de ses obsessions autoritaires et de ses vieux rêves d’un passé mythifié.
(1) Correction: une première version de cet article attribuait cette phrase au pasteur Niemöller, une citation qui circule assez largement sur Internet. Un lecteur m’a aimablement signalé que son auteur est en fait l’écrivain suisse de langue allemande Max Frisch (1911-1991).
Bibliographie
Klaus Mann, Contre la Barbarie 1925-1948, Phebus/Essais Points, 2009.
Galia Ackerman (Ed.), Hommage à Anna Politkovskaïa, Buchet Chastel, 2007.
Vassili Grossman, La paix soit avec vous: notes de voyage en Arménie, L’Age d’Homme, 2007.
Andreï Soldatov et Irina Borogan, Les Héritiers du KGB, François Bourin Editeur, 2011.
Jean-Paul Marthoz est représentant en Europe du Committee to Protect Journalists et vice-président du conseil de la division Europe/Asie centrale de Human Rights Watch.
L’autoritarisme de Poutine est certes inquiétant, mais une estimation équilibrée ne devrait pas oublier que si la Crimée est / était ukrainienne, ce n’est que depuis 1954, quand Krouchtchev l’a autoritairement séparée de la Russie dont elle faisait partie depuis 180 ans, après son enlèvement à l’Empire Ottoman. De sorte qu’à l’est et au sud de l’Ukraine officielle, la majorité de la population est russe ou en tout cas russophone. La langue ukrainienne est parlée par moins de citoyens que le russe, et n’est majoritaire qu’à l’ouest. Tant que les deux langues jouissaient d’un statut de langue officielle, la situation était parfaitement acceptable. Des quantités de pays ont plusieurs langues. Mais dès lors que le nouveau pouvoir de Kiev démontrait son chauvinisme haineux en enlevant au russe son statut de langue officielle, il déclarait ipso facto la guerre à la majorité de sa population et c’est cette provocation qui a déclenché la réaction autonomiste des élus de Crimée et finalement la réintégration de leur région à la Russie. Et ce n’est pas fini. Car l’agitation pro-russe se développe à l’est du pays et pourrait déboucher sur une sécession analogue à celle de la Transnitrie, région russe de Moldavie où la langue officielle est le roumain.