L’honneur du fossoyeur ou “les invisibles de l’info”

Fin novembre 1963, alors que l’Amérique était sous le choc de l’assassinat de John Kennedy, le journaliste Jimmy Breslin se demandait comment il allait couvrir les funérailles du Président. Difficile de faire entendre une voix particulière au milieu d’une cérémonie qui allait être suivie par des milliers de journalistes.

Ce chroniqueur du New York Herald Tribune eut alors l’idée de parler au fossoyeur à qui avait été confiée la tâche de creuser la tombe du Président. En donnant la parole à Clifton Pollard, modeste employé du cimetière national d’Arlingon, Jimmy Breslin rédigea un chef-d’oeuvre. Par petites touches impressionnistes, en décrivant le bacon and eggs préparé par l’épouse du fossoyeur, en écoutant ce dernier raconter comment il avait pelleté la terre, il fit de son article une ode patriotique, un puissant hommage à un pays en deuil, soudé et grandi par la douleur. Un pays où tous les citoyens, de la veuve du Président à un ouvrier de cimetière, étaient appelés à accomplir, simplement, consciencieusement, fièrement, leur devoir.

« Jacqueline Kennedy marchait la tête haute, notait Jimmy Breslin. Face à tous ceux qui la regardaient et qui se sentaient vieillis, impuissants, désespérés, elle affichait une force exceptionnelle ». Et à cette dignité de la Première Dame répondait tout aussi intensément le sens du devoir du fossoyeur d’Arlington. « Vous savez, c’est un honneur pour moi de faire cela », lui répéta Clifton Pollard. «Une des dernières personnes à servir John Fitzgerald Kennedy, nota Jimmy Breslin, fut cet ouvrier payé 3,01 dollars l’heure et qui disait que c’était un honneur de creuser la tombe du Président».

Exit les cols bleus

Paradoxalement, ce texte aujourd’hui inscrit au panthéon de la presse américaine coïncida avec un changement d’époque. En ce début des Roaring Sixties (la « décennie rugissante »), le rideau tomba peu à peu sur ce journalisme populaire qui s’intéressait quotidiennement, banalement, aux « gens d’en bas », aux ouvriers manuels, aux « cols bleus ». Une nouvelle génération de reporters, formée dans les grandes universités plutôt que sur le tas, prit le relais. Elle s’écarta d’autant plus de l’Amérique ouvrière que, lors des marches pour l’égalité raciale et des manifestations pour la paix au Vietnam, les étudiants des classes moyennes et les hard hats (surnom des ouvriers américains) se retrouvèrent souvent dans des tranchées opposées.

Le travailleur manuel américain devint presque invisible, gommé de l’actualité mais aussi des émissions de divertissement et des feuilletons télévisés. Seuls quelques journalistes progressistes s’obstinèrent à parler régulièrement du monde laborieux des usines, des magasins, des administrations et des champs. A l’exemple de Studs Terkel qui remporta un Prix Pulitzer en partie parce qu’il était devenu une exception. Publié en 1972, au moment où les jeunes loups du Washington Post, Bob Woodward et Carl Bernstein, enquêtaient sur le scandale du Watergate, son livre monumental, Working, décrivait « l’Amérique au travail », celle des pompiers, des courtiers d’assurances, des laborantins ou des infirmières. « Je suis devenu célèbre, déclara-t-il, pour avoir célébré ceux qu’on ne célèbre pas ».

« Le travail, écrivait-il, porte autant sur la reconnaissance que sur l’argent. Il nous parle de la vie. Peut-être même exprime-t-il une quête d’immortalité. Les héros et les héroïnes de mon livre souhaitent qu’on se souvienne d’eux ». A l’image de Dolores Dante, qui lui raconta les épreuves d’une serveuse dans un restaurant à la mode. Son souci de bien faire son métier lui permettait de supporter les longues heures de travail et les humiliations. « Quand je pose les plats, quand je reprends un verre, on n’entend aucun bruit, confiait-elle fièrement. Quand quelqu’un me dit : comment ça se fait que vous êtes serveuse ?, je lui réponds : « vous ne croyez pas que vous méritez d’être servie par quelqu’un comme moi ? » 

Absents du “spectacle” médiatique

Cette invisibilité des « gens modestes » n’est pas une exception américaine. Elle a gagné les vieilles nations social-démocrates européennes. « Le discours politico-médiatique dominant, écrivait récemment Jean-Claude Guillebaud, s’adresse, jour après jour, à la première France, à celle des gagnants, des élites très à l’aise dans la mondialisation, des professions privilégiées par l’ouverture des frontières. Au risque de caricaturer, je dirais que le pays des bobos et des pipoles est surreprésenté dans le « spectacle » quotidien ».

Faut-il voir dans cette surreprésentation des « élites mondialisées » et dans son corollaire, l’absence des « perdants de la globalisation», une des raisons du succès croissant des partis populistes ? Aux Etats-Unis, en tout cas, la rupture entre le « spectacle médiatique » et les milieux populaires a coïncidé avec la fracture de la coalition du New Deal. Dans les années 30, au milieu de la Grande Dépression, le président Roosevelt avait réussi, en effet, à mobiliser autour de son programme réformiste une majorité de l’électorat ouvrier, des minorités raciales discriminées (Noirs, Juifs, Hispaniques) et des milieux intellectuels. A cette époque, l’administration démocrate avait sciemment mis sur pied des programmes de « mise en scène » des milieux populaires. Le livre culte de James Agee, Louons maintenant les grands hommes, accompagné des impressionnantes photographies de Walker Evans, symbolisa cette volonté d’ancrer « le peuple » dans l’expérience progressiste du New Deal. 

En France, où le Front National est, depuis des années déjà, le premier parti ouvrier, ce constat de l’invisibilité des « gens d’en bas » vient de susciter un très intéressant projet éditorial et politique dirigé par Pierre Rosanvallon. « La démocratie est minée par le caractère inaudible de toutes les voix de faible ampleur, par la négligence des existences ordinaires, par le dédain des vies jugées sans relief », écrit-il dans Le Parlement des invisibles. Une société en déficit de représentation oscille entre la passivité et les peurs. Elle tend à être dominée par le ressentiment, qui marie la colère et l’impuissance. Pouvoir inscrire sa vie dans des éléments de récit collectif, c’est retrouver en même temps dignité et capacité d’action. Démocratie signifie aussi attention à tous ».

Pour le célèbre professeur du Collège de France, la lutte contre la tentation populiste passe aussi par une politique d’inclusion médiatique. Sa démarche nous ramène à l’œuvre profondément humaniste de Sebastião Salgado. Dans ses mémoires intitulées De ma terre à la terre, le photographe franco-brésilien parle de ses héros – les ouvriers dans La main de l’homme, les personnes déplacées dans Exodes – avec la même sensibilité que Studs Terkel. « J’ai voulu montrer que tous, à leur manière, apportent au monde leur esprit d’entreprise et la richesse de leurs différences, confiait-il. A l’aube du XXIème siècle, j’ai essayé de montrer la nécessité de refonder la famille humaine sur la solidarité et le partage ».

Une esthétique et une éthique du respect comme levier du vivre ensemble. En retrait d’un Boboland exclusif et excluant où tout n’est que culture, confort et diversité. A mille lieues du buzz et du bling bling qui pollue le monde médiatique. Contre tous ceux qui, en exploitant les peurs et les frustrations, enfument les milieux populaires et dégradent la démocratie.

 

 

    

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