Le Premier ministre Erdogan était à Bruxelles cette semaine et il n’a pas dû apprécier les remarques que lui ont adressées des responsables européens échaudés par ses dernières mesures de remaniement de la police et de la justice, dans le contexte de révélations embarrassantes sur des affaires de corruption.
Mais il y a quelque chose d’étrange dans la manière dont l’Union européenne aborde la Turquie. Normalement, quand un pays « se comporte mal » et la Turquie d’Erdogan s’est « mal comportée » ces derniers mois, les Etats démocratiques ont plutôt tendance à se « désengager » pour marquer leur déplaisir. Or, depuis que les autorités d’Ankara ont incarcéré des dizaines de journalistes jusqu’à acquérir le titre peu enviable de plus grand geôlier mondial de la presse décerné par le Comité pour la Protection des Journalistes, depuis qu’elles ont réprimé sans ménagement les manifestants de la Place Taksim, depuis qu’elles ont vigoureusement déplacé les policiers et les magistrats fouinant dans des affaires de corruption, les responsables de l’Union européenne n’ont eu de cesse de répéter qu’il fallait “s’engager davantage avec la Turquie“. Illogique ?
Ce paradoxe n’a pas vraiment été levé vendredi à Bruxelles lors d’un très intéressant débat parrainé par l’European Policy Centre et Tuskon, la Confédération des hommes d’affaires et industriels turcs. Car avec qui l’Europe peut-elle s’engager si le gouvernement Erdogan semble considérer les critères de Copenhague, la dimension politique de la feuille de route de l’adhésion, comme une contrainte ? L’entourage du Premier ministre, nous sommes-nous risqué à suggérer, agit comme si les normes européennes en matière de droits de l’homme et d’Etat de droit exigeaient des « concessions » de la part de la Turquie, alors que l’on pourrait s’attendre qu’elles soient considérées comme des valeurs fondamentales et incontestables par un pays candidat à l’Union.
Un “modèle turc” contesté
Selçuk Gültasli, le correspondant européen du plus grand quotidien turc, Zaman, un journal lié au mouvement Hizmet du penseur islamique Fethullah Gülen, n’a pas vraiment contredit cette lecture des événements. Avant d’incriminer Erdogan (qui affirme que les Gulénistes ont inflitré la police et la magistrature et mènent une vendetta contre lui), il a tenu à faire la part des choses. Il a salué les importantes réformes introduites par le parti gouvernemental AKP (Parti de la justice et du développement) dans la droite ligne des critères européens, en particulier la fin de la tutelle exercée par l’armée et l’ébauche d’un « modèle turc » au croisement de la démocratie et de l’islam. Mais sa critique des mesures adoptées par Erdogan pour étouffer les enquêtes sur la corruption a été cinglante. A juste titre.
Les représentants de l’Union européenne, Alexandra Cas Granje, de la Commission européenne, et Thomas Grunert, du Parlement européen, n’ont pas fait l’impasse non plus sur les défaillances de l’actuel gouvernement turc et ils ont exprimé d’autant plus leurs préoccupations qu’ils appuient l’entrée de la Turquie dans l’Union. Mais peut-on vraiment compter sur la bienveillance d’un premier ministre qui ne tolère pas la moindre critique et accuse tous ceux qui contestent ses méthodes et ses politiques d’être des « conspirateurs complices de l’étranger » ? Thomas Grunert, en tout cas, a tenu à souligner qu’il y avait des limites à la patience européenne et que « si la Turquie continuait à mal se comporter, l’Union pourrait aller jusqu’à envisager une suspension des négociations d’adhésion ».
Plusieurs intervenants, dont Amanda Paul, spécialiste de la Turquie au European Policy Centre et Bahadir Kaleagasi, le coordinateur international de la puissante fédération patronale turque TUSIAD, ont évoqué la responsabilité de l’Europe dans cette dérive erdoganiste, en estimant que les réticences de certains pays membres et de l’opinion publique ont douché la Turquie et enlevé tout incitant à une poursuite des réformes. D’autant plus que les raisons de ces oppositions ne sont pas toutes honorables. Mais ces remarques n’exonèrent pas Ankara. Pourquoi la démocratisation de la Turquie devrait-elle dépendre du processus européen, alors qu’elle devrait être menée pour elle-même, comme une valeur interne de la Turquie ?
Parler vrai
Le professeur Dries Lesage, de l’Université de Gand, a usé de sa liberté académique pour bousculer le discours diplomatique. Dans la salle, des sourires parfois crispés ont accueilli ses jugements assez dérangeants sur Erdogan, comparé à Poutine et Berlusconi, et sur les « failles structurelles » du modèle politique turc. « Ce n’est pas seulement le problème d’Erdogan, a-t-il souligné, mais celui d’institutions qui n’ont pas été consolidées, d’un système politique fondé sur la peur, d’une jungle où prévaut la règle de la survie du plus fort, de partis politiques qui ont tous violé les normes européennes, de mouvements kurdes qui n’ont pas renoncé à la violence, de groupes d’extrême gauche comme le DHKPC qui étaient eux aussi au Parc de Gezi, de journalistes qui font partie des ailes médiatiques du PKK ». Rafraichissant. Stimulant!
Ces Turcs qui nous ressemblent
La Turquie comporte une société civile vibrante qui défend elle aussi, et mieux que certains Européens tentés par le populisme, les valeurs de liberté, d’ouverture, de diversité que l’Union européenne est censée incarner. Mais que représente-t-elle au sein de la population turque qui, majoritairement, soutient son Premier ministre pour de bonnes (le développement économique, la mise au pas de l’armée, etc.) et de mauvaises raisons (un nationalisme ombrageux, une conception conservatrice et paternaliste de l’islam).
En fait, l’Union européenne ne ferait-elle pas comme si la Turquie se résumait à ces « libéraux » formés à Paris, Londres ou Berlin, à ces hommes d’affaires branchés sur la modernité et la globalité, à ces grands intellectuels laïques comme Orhan Pamuk ou Ahmet Insel? Des « libéraux » aujourd’hui présentés par certains et très injustement comme les « sots utiles » d’Erdogan, de ses ambitions autocratiques et religieuses conservatrices. Dans ce contexte de doutes et de récriminations, une phrase prêtée au premier ministre revient hanter les réflexions : « la démocratie, c’est comme un tram. On en descend quand on arrive au terminus », c’est-à-dire quand on a gagné les élections.
La Turquie est un pays dont personne ne peut nier l’importance. “Il faut s’engager avec la Turquie”, a répété Alexandra Cas Granje. Mais ceux qui tiennent à une “certaine idée”, démocratique, libérale, ouverte, diverse, de l’Europe, estimeront sans doute qu’il faut surtout s’engager avec ceux qui, en Turquie, prennent des risques pour défendre les libertés et un modèle démocratique éclairé et décrispé, libéré de ses tentations ultranationalistes ou islamistes.
Ces démocrates sont plus nombreux que les « stambouliotes libéraux qui nous ressemblent ». Ils appartiennent aussi au Parti AKP, à son aile modérée et démocrate-musulmane. Tous attendent de l’Europe une attitude d’ouverture mais aussi de fermeté. Les intérêts géopolitiques et financiers qui dominent les vrais rapports de force entre l’Union et la Turquie ne peuvent pas l’emporter sur les valeurs universelles que certains, abusivement, qualifient d’européennes et qui devraient former le trait d’union indispensable entre “l’Europe de Bruxelles” et Ankara…
Avant toute poursuite de la prise en compte de la candidature de la Turquie à son entrée dans l’ € qu ‘il soit demandé l’ avis des citoyens européens par une votation claire : oui ou non.
A ce moment là seulement on pourra parler de démocratie au sein de l’ €
Bonjour,
Tout à fait d’accord avec vos conclusions et avec les propos de Dies Lesage.
Mais pitié, pourquoi présenter encore Ahmet Insel comme “un idiot utile”, alors qu’il n’a jamais fait preuve de grande sympathie pour l’AKP ? Au début du “règne” d’Erdogan, son espoir était de voir émerger ‘un vrai parti social démocrate en Turquie. Et aux dernières élections il a reconnu publiquement que son choix allait au BDP (le parti kurde) Le courant libéral est quand-même très divers.
Sinon finalement l’attitude de l’UE a été payante : Erdogan accepte de revoir la copie de sa réforme judiciaire. C’est un peu risqué de se fier systématiquement à sa rhétorique guerrière qui peut aussi être destinée à camoufler des concessions .
Merci de votre réaction. Je ne présente évidemment pas l’excellent Ahmet Insel comme un “sot utile”. Je ne crois pas à cette thèse présentée dans un article de Hurriyet. Comme vous le dites, le courant libéral est très divers et nombre d’entre eux ont su faire la part des choses entre l’establishment kémaliste et le nouvel estabalishment erdoganiste.
Navrée, ma lecture avait été un peu hâtive : j’avais raté le mot “injustement”.