2013: le journalisme assassiné

Le journalisme est borné de « marronniers », de ces rendez-vous obligatoires et codifiés de l’information. Comme en cette fin d’année, avec le rappel des grands événements ou la désignation de la personne qui a le plus marqué l’actualité. Mais il y a des marronniers sanglants. Cette année encore, les associations de défense de la liberté de la presse ont établi leurs bilans et les chiffres aussi bien de Reporters sans frontières (75 journalistes tués) que du Comité de protection des journalistes (70) confirment que la presse continue à être prise pour cible.

Ces chiffres, légèrement en retrait par rapport à l’année dernière, ne sont pas définitifs. RSF et le CPJ ne publient que les cas pour lesquels ils ont pu établir un lien direct entre la mort d’un journaliste et l’exercice de son métier. Ainsi, le CPJ continue d’enquêter sur 25 cas de morts de journalistes dont la cause n’a pu être complètement élucidée.

Cette comptabilité macabre épouse dans une large mesure les soubresauts de l’actualité. C’est, sans surprise, en Syrie que le plus grand nombre de journalistes – une trentaine – ont été tués en 2013. L’Egypte aussi figure en tête de liste avec 6 à 8 journalistes tués. Mais des pays qui sont sortis de l’actualité de « une » restent extrêmement meurtriers. Comme l’Irak, où 10 journalistes au moins ont été tués. Dans une certaine mesure, la visibilité médiatique de ces assassinats semble dépendre de l’implication des grandes puissances : l’Irak a été relégué dans les “brèves” depuis que les troupes et la presse américaines ont plié bagages.

Les corrompus assassinent

Cette année, les conflits armés (36% des morts) et les troubles civils (20%) ont été particulièrement meurtriers. Couvrir des sales guerres comme la Syrie, où les forces en présence bombardent et mitraillent des quartiers sans discrimination revient à jouer à la roulette russe. Enquêter au Mali, au Pakistan ou en Somalie, où opèrent des groupes islamistes armés, est un pari risqué. Même pour des journalistes burinés qui prennent les plus grandes précautions pour entrer sur ces terrains minés.

Les manifestations et troubles civils sont également devenus extrêmement périlleux, car les journalistes sont souvent pris pour cibles par les forces anti-émeutes ou par les manifestants. Soit parce qu’ils ne veulent pas que l’on filme les violences, soit parce qu’ils considèrent certains médias comme hostiles. En Egypte, par exemple, les journalistes de la chaîne al-Jazira, dénoncée par les partisans du général Sissi comme favorable aux Frères musulmans, risquent à tout moment d’être pris à partie par les gros bras du régime civico-militaire.

Toutefois, une majorité des journalistes (44%) ne sont pas morts sur le champ de bataille ou dans des émeutes. Ils ont été identifiés, ciblés et assassinés, le plus souvent parce qu’ils enquêtaient sur des affaires de corruption ou de violations des droits de l’homme. C’est la raison pour laquelle l’Inde, le Brésil, les Philippines, la Russie, des pays qui ne connaissent pas de conflits armés, apparaissent aussi sur cette liste.

La plaie des enlèvements

La mort n’est pas le seul baromètre des risques du métier. Les enlèvements ont été un véritable fléau cette année, en premier lieu en Syrie où près de trente journalistes sont retenus par diverses factions armées, dont quatre Français (Didier François, Edouard Elias, Nicolas Hénin, Pierre Torrès) et trois Espagnols (Marc Marginedas de El Periodico de Catalunya, Javier Espinosa de El Mundo et Ricardo Garcia Vilanova). Les emprisonnements donnent aussi une idée du niveau de répression, comme l’atteste la situation en Turquie, en Iran ou en Chine.

L’absence de certains pays sur la liste des associations de journalistes n’est pas toujours un gage de « libéralisme » politique. Il n’y a pas de journalistes tués ou emprisonnés dans le pays le plus totalitaire au monde, la Corée du Nord, car il n’y a pas de journalistes en Corée du Nord. Dans certains pays aussi, la chute du nombre d’assassinats n’indique pas nécessairement l’éclosion de la liberté ou le retour à la normalité. Au Mexique, par exemple, parmi les morts de journalistes, RSF n’en a confirmé que deux tandis que le CPJ n’en retenait jusqu’ici aucun. Cette accalmie reflète autant l’autocensure des journalistes face aux cartels de la drogue que le succès des forces de police ou la soudaine retenue des pistoleros.

Cette année, la presse internationale a durement été touchée par les assassinats et les enlèvements. A l’instar de Radio France Internationale dont deux journalistes chevronnés, Ghislaine Dupont et Claude Verlon, ont été assassinés au Mali. Mais si la presse occidentale est ciblée par les groupes extrémistes et en particulier par ceux qui se réclament du radicalisme musulman, neuf journalistes tués sur dix sont des locaux, souvent encore plus exposés que leurs collègues internationaux. Les risques sont particulièrement élevés dans les villes de province, là où les journalistes sont confrontés, comme au Honduras, au Mexique et au Brésil, à des potentats locaux ou à des groupes mafieux qui bénéficient d’une totale impunité.

L’ignorance, une imprudence

Le décompte du nombre de journalistes tués pourrait être perçu comme un réflexe corporatiste d’une profession nombriliste. Ces chiffres, cependant, sont le baromètre de l’état de mauvaise santé démocratique de nombreuses sociétés. L’assassinat de journalistes est le plus souvent un indice de l’absence de l’Etat de droit dans des pays où les forces de l’ordre, les magistrats et le monde politique sont corrompus ou intimidés par des « pouvoirs de fait », comme la grande criminalité, les milieux affairistes, les groupes terroristes ou paramilitaires.

L’impact de ce « journalisme interdit » ne se limite pas non plus aux pays directement impliqués. Dans un monde globalisé, les attaques contre les journalistes signifient que des sujets qui concernent l’ensemble du monde ne sont pas couverts ou trop peu.

La défense de la liberté de la presse et de la sécurité des journalistes est une valeur en soi, car elle est le levier des autres libertés et c’est dans cet esprit que les associations internationales soutiennent leurs collègues d’Egypte ou du Pakistan. Mais cette liberté est aussi une assurance-vie dans un monde tourmenté où l’ignorance est une imprudence. C’est en effet dans ce silence forcé, imposé par les assassinats et les intimidations, que se meuvent les groupes qui menacent nos sociétés.

 

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