“Attention à ton petit coeur”. Hommage à Yvon Toussaint

« Attention à ton petit cœur ». Je me souviendrai toujours de cette phrase d’Yvon lorsque je couvrais l’Amérique latine « au temps de l’amour et du choléra », lorsque le continent était au cœur de l’actualité et des combats pour la justice et la liberté. Assis sur le coin de son bureau, la cravate légèrement dénouée, il tenait en main un exemplaire du journal et posait le doigt sur mon article du jour.

Yvon était radicalement hostile aux satrapies qui sévissaient dans ces pays de “balkans et de volcans” dont il avait approché les grandeurs et les malheurs par les écrits de Garcia Marquez et de Cortazar.  Mais, disciple de Condorcet, il soumettait aussi les sentiments et les émotions politiques au test de la raison. Parce que si souvent, derrière les grands discours révolutionnaires rôdaient de nouveaux tyrans.

Sa remarque, à propos d’un article sur le Nicaragua qu’il trouvait trop favorable aux nouveaux leaders sandinistes, m’avait troublé. Elle renvoyait à une phrase de Simon Bolivar que j’avais partagée avec lui quelques semaines plus tôt et qui résumait le grand défi du journalisme : « pour comprendre les révolutions et leurs participants, il faut les observer au plus près et les juger au plus loin ». 

Cette prudence humaniste était une exigence éthique qui inspirait aussi ce journalisme indépendant, ambitieux, audacieux, camusien, qu’il incarnait à la tête du Soir. J’ai vécu, lorsqu’il était « mon rédac’chef », mes plus belles années de journalisme. Dans la liberté, guidée par les droits et les devoirs d’un métier qu’il pratiqua avec un immense bonheur et un immense talent. Dans l’intensité, avec ces moments tour à tour graves et survoltés où toute la rédaction était avec lui sur le pont pour couvrir un événement majeur de l’actualité, de la victoire de Mitterrand à la chute du Mur de Berlin. Dans l’amitié, avec, après le bouclage, de longs repas traversés de discussions enflammées.  

Yvon croyait passionnément en la capacité humaine de forger un avenir meilleur pour l’humanité. Mais au fil des années, au fur et à mesure que le monde s’assombrissait, il était tout aussi passionnément hostile à toute régression, à toute forme de pensée réactionnaire et de remise en cause de ces valeurs républicaines, « à la française », qu’il incarnait si noblement. Il pensait à contrepieds. Contre les obscurantismes religieux, contre les ultranationalismes,  contre les communautarismes, contre les « connismes ».

J’ai retiré de « mes années Toussaint » qu’il n’y a pas de grand journalisme sans recherche absolue de la vérité et qu’il faut, pour cela, « faire attention à son petit cœur ». Mais j’en ai gardé aussi cette certitude qu’il n’y a pas de grand journalisme sans grandes idées ni sans grand idéal.

Yvon était un homme de culture, qu’il exprima avec éclat dans ses éditoriaux, dans ses romans, sur les plateaux de télévision, lors de ses discussions dans la librairie et salon littéraire de son épouse Monique.

Il était un homme de convictions. Comme rédacteur en chef et, plus tard, comme chroniqueur, il brandit l’étendard des valeurs et des principes qui donnent à nos sociétés leur civilité.

Par ses textes ciselés, enrichis par la passion des grands auteurs et des grands personnages, il se liait à des milliers et des milliers de personnes, dont il a influencé, pour le meilleur, la pensée et la vie. Yvon aurait sans doute apprécié cet hommage d’Eduardo Galeano à son rédacteur en chef Carlos Quijano, deux géants du journalisme venus du minuscule Uruguay. « Vous n’avez jamais été seul, don Carlos, même si tant de fois vous l’avez cru et vous l’avez dit. Vous avez vogué et vous voguez dans vos voyages entouré de beaucoup de monde, de milliers et de milliers de marins que vous ne connaissez pas, qui se sont attachés comme vous au mât et qui ont appris de vous».

Comme Pablo Neruda, au crépuscule d’une vie vécue jusqu’au bout dans la dignité et la lucidité, Yvon aurait pu écrire : « J’avoue que j’ai vécu ». Et j’avoue qu’il nous a aidés à vivre, nous qui avons eu le privilège de travailler avec lui, sous sa direction, sous son inspiration. Merci, Yvon.

Note: ce texte a d’abord été publié samedi 7 décembre dans l’édition en ligne du Soir. http://www.lesoir.be/375665/article/actualite/belgique/2013-12-07/attention-ton-petit-coeur

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