Extrême droite : inverser les peurs

Les critiques lancées contre les « nouvelles extrêmes droites » européennes portent le plus souvent sur la dénonciation de leur racisme et de leur violence. Non sans raison. Comme l’ont démontré les insultes inouïes contre Christiane Taubira, les néo-populistes transgressent sans la moindre vergogne des principes essentiels du vivre ensemble. Les plus défoulés d’entre eux renvoient à ces ligues et ces factions qui, dans les années trente, attisèrent les mêmes haines et les mêmes hargnes. Des Européens qui se disaient exaspérés, frustrés, largués, votèrent alors pour des partis qui promettaient de les venger de leurs échecs ou de leur désespérance, en désignant comme boucs émissaires les Juifs, les francs-maçons ou les « bolcheviques ».
On croyait que ce passé ne pourrait pas repasser. Or, aujourd’hui, de nouveau, des Européens qui se disent exaspérés, frustrés, largués votent pour des formations politiques qui désignent pour cibles le « mondialisme », « Bruxelles » ou les immigrés. De nouveau, par conviction, par lassitude ou par ignorance, des Européens sont prêts à chercher la solution de leurs peurs et de leurs insécurités dans le repli identitaire et le rejet de communautés socialement encore plus fragilisées.
Il n’est pas sûr que l’invocation vertueuse des valeurs de la démocratie et des droits de l’homme soit la seule et meilleure manière de contrer cette nouvelle poussée extrémiste. Une partie inquiétante de la population pense que « les nationaux-populistes, eux au moins, parlent vrai ». Une partie d’entre elle est même irrécupérable. A Oslo, lors de son procès, l’assassin de masse Anders Behring Breivik ricanait devant ceux qui lui parlaient de dignité et d’humanité. A Athènes, les nervis d’Aube dorée ne peuvent pas imaginer d’autre vie que de « casser du gaucho ou de l’immigré ». Depuis des années, en Autriche, plus de 20 % des électeurs votent et revotent pour des partis nostalgiques de l’époque nazie.
Sans doute, certains électeurs égarés pourraient-ils revenir vers des positions éclairées, à l’image de ces vichysto-résistants qui, en 1943, dans un ultime sursaut ou un dernier calcul, rejoignirent la Résistance. A l’exemple aussi de l’idéologue de la Phalange espagnole, Dionisio Ridruejo, qui après avoir combattu sur le front de l’Est avec la Division Azul, rompit avec Franco et en devint l’un des opposants démocrates les plus résolus. On pourrait espérer, en effet, que les vulgarités, les sottises, voire les crimes de l’extrême droite indignent et ramènent à la raison certains de ceux qui, un moment, ont pataugé dans ses eaux fangeuses.
Toutefois, sans désespérer de pouvoir convaincre par l’appel aux grands idéaux et aux bons sentiments ces moutons égarés, il serait sans doute tout aussi important de les avertir des risques qu’ils encourent. Les peurs sociales attisées par l’extrême droite doivent être retournées contre elle. Les épisodes extrêmes de l’histoire se sont toujours très mal terminés, en effet, pour les « gens d’en bas » qui se sont laissés convaincre de faire un bras d’honneur à la démocratie. Sous le couvert d’une dénonciation des élites, l’extrême droite les a systématiquement conviés à un « dîner de cons » dans lequel ils se sont vu assigner, à l’image de Jacques Villeret dans le film de Francis Veber, le rôle du dindon de la farce.
Les programmes économiques, sociaux et sociétaux des nouveaux ultras sont, de nouveau, une recette pour un désastre, dont les milieux populaires, et pas seulement les milieux populaires « immigrés », seront les premiers à payer les pots cassés. Aujourd’hui, les mesures annoncées par le Front National ou le FPÖ autrichien atterrent les économistes. Elles réjouissent aussi les puissances émergentes, comme la Chine ou l’Inde, qui voient dans ce refus de la modernité et cette illusion d’un retour au passé une annonce du déclin européen dont elles comptent bien profiter.
Les « élites » visées par les mouvements populistes auraient tort, toutefois, de ricaner des inepties économiques de l’extrême droite ou d’ignorer les angoisses sociales ou sécuritaires qu’elle attise, comme si la raison devait inévitablement l’emporter. Pour endiguer cette marée brune, il ne suffira pas d’incriminer les instincts primaires de ces « prolos et de ces péquenots » et de se réfugier dans un boboland branché ou dans une Eurocratie cossue, où tout ne serait que culture, confort et diversité. Les racines du mal sont trop profondes, les frustrations trop avivées.
En 1972, une année avant le choc pétrolier et le début de « l’idéologie de la crise », Claude Julien, alors directeur du Monde diplomatique, avait déjà dénoncé dans Le suicide des démocraties « la trahison des principes de liberté, d’égalité et de fraternité » censés distinguer les nations occidentales avancées. « Nos sociétés d’Europe occidentale et leur pilote, la société américaine, sont cruelles aux faibles, soumises aux riches », écrivait le futur garde des Sceaux Robert Badinter dans une recension du livre.
A l’époque, les maux que ces deux intellectuels mettaient en exergue semblaient solubles dans des utopies démocratiques, que ce soient l’Union de la Gauche en France, la social-démocratie de Willy Brandt en Allemagne et une construction européenne considérée comme une alternative progressiste et raisonnée à une globalisation inégalitaire et dérégulée.
Aujourd’hui, par contre, la stigmatisation des manquements de la démocratie semble essentiellement faire le jeu des extrêmes. Et, dès lors, au lieu d’être considérée comme une mise en garde salutaire et un appel impérieux à la réforme, cette critique est rejetée comme un blasphème par la classe politique, intellectuelle et sociale, de gauche comme de droite, sortie gagnante de la mondialisation.
Il faut inverser les peurs, disions-nous. Mais la dérive populiste se poursuivra si les milieux dirigeants, comme le note le politologue Mariano Aguirre dans un article percutant de La Vanguardia, « s’obstinent à prendre des mesures dont ils n’ont pas personnellement à souffrir ». Elle s’accentuera s’ils ne fréquentent que leurs semblables et ne voient pas « les autres, tous les autres, comme l’écrit Jean-Claude Guillebaud dans le Nouvel Observateur, qui ont l’impression de ne plus exister, de ne plus être pris en compte, respectés » et qui désespèrent d’une gauche modérée, « elle aussi aspirée par un redoutable processus de gentrification politique ».
« Sans restauration du sens de l’intérêt général, cette crise sera fatale au libéralisme », prévient Axel Kahn dans son livre, L’homme, le libéralisme et le bien commun. Sans une véritable réinvention de ce modèle européen inclusif et solidaire, qui précéda la folle plongée dans l’ultralibéralisme, sa cupidité, sa dureté et ses inégalités, cette crise sera également fatale à l’Europe. A cette Europe protectrice, éclairée, sociale et “libérale dont rêvèrent ses Pères fondateurs. Pour en faire un antidote à l’ensauvagement qui, au siècle dernier, emporta par deux fois le Vieux Continent.

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Une réponse à Extrême droite : inverser les peurs

  1. Miron Deschacht Johan dit :

    Je suis Quarteron, de père métis (Congolais/italien) et de mère belge. Ma peau est blanche et mon âme “Tutti Frutti”. Nous sommes nombreux à Bruxelles à être “mélangé”. Ne votez pas pour ces partis sectaires, au risque de me (nous) voir disparaître.

    Si chacun d’entre nous faisait la connaissance de plusieurs “étrangers”, il verrait que la majorité n’est pas une menace mais un bienfait pour notre société. Différentes cultures, langues, une nouvelle manière d’aborder les problèmes et de les résoudre.

    Avoir des parents, grands-parents de cultures différentes rend le sectarisme inutile, car le monde est ma maison. La Belgique est mon foyer.

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