Vendredi, une femme guatémaltèque pourrait être honorée par le Prix Nobel de la Paix à Oslo. Claudia Paz y Paz, procureure-générale du Guatemala depuis 2010, a un nom prédestiné (Paz signifie paix en espagnol) et elle figure sur la shortlist des experts norvégiens. Elle mène aussi un combat acharné et périlleux contre les barons de la drogue qui règnent sur ce pays d’Amérique centrale et elle lutte contre l’impunité dont jouissent les militaires responsables dans les années 1970 et 80 de massacres de masse et de génocide.
Si le choix du Comité Nobel se portait sur Mme Paz y Paz, elle serait ainsi la deuxième lauréate guatémaltèque de ce prix prestigieux, après Rigoberta Menchu, récompensée en 1992 pour son combat pour les populations indiennes, éternelles victimes de la violence et de la discrimination.
Ce Prix permettrait aussi de relancer les poursuites contre les dirigeants et exécutants des régimes militaires qui ont terrorisé le pays pendant des décennies. Le 10 mai dernier, un tribunal guatémaltèque avait condamné à 80 ans de prison le général José Efrain Rios Montt, président du Guatemala en 1982-83, pour « génocide et crimes contre l’humanité». Mais quelques jours plus tard, la Cour constitutionnelle suspendait très opportunément ce jugement. Pour « vice de procédure ». Le silence était alors retombé sur le pays du Quetzal, rassurant les auteurs ou les complices de ces crimes.
« Certains » aimeraient, en effet, que personne ne ressorte ces « vieilles histoires» de massacres de dizaines de milliers d’Indiens mayas. Qu’on n’évoque pas ces viols collectifs, ces décapitations, ces émasculations, ces éviscérations, ces déplacements forcés de populations, ces brasiers où moururent dans des souffrances indicibles femmes, vieillards et enfants accusés de « complicités terroristes ».
« Certains » ? Mais de qui parle-t-on ? Des escadrons de la mort guatémaltèques, des vétérans d’une armée brutale et corrompue qui depuis des siècles occupe son propre pays, des membres de l’oligarchie locale, l’une des plus rétrogrades et racistes du continent, qui a imposé un système d’apartheid à sa population indienne majoritaire ? Sans aucun doute. Mais cet « Etat profond », qui continue à régner et à sévir au Guatemala, n’est pas le seul à porter la responsabilité de l’horreur. Lors de ces années noires, entre le coup d’Etat de 1954 contre le président social-démocrate Jacobo Arbenz et les accords de paix de 1996, lorsque l’anticommunisme justifiait tout, des hauts responsables de pays occidentaux se rendirent eux-aussi complices de cette furie meurtrière, reconnue officiellement aujourd’hui comme un génocide.
Le combat de Cynthia Brown
Par une triste coïncidence, l’une des personnes qui s’étaient battues pour révéler ces massacres et ces complicités, Cynthia Brown, est décédée d’un cancer quelques jours après la condamnation de Rios Montt. Au début des années 1980, cette femme exceptionnelle, alors chercheuse à Human Rights Watch, avait obstinément enquêté sur ce conflit largement ignoré par une presse internationale absorbée par les conflits du Salvador et du Nicaragua. Je me souviens encore de son indignation, mais aussi de la rigueur de ses informations lorsque je la rencontrai pour la première fois à Washington. Je la vois poser le doigt sur la carte du Guatemala pour m’indiquer les centaines de villages détruits par l’armée. Je l’entends égrener les noms des personnes assassinées et l’identité des unités militaires impliquées.
Cynthia Brown, toutefois, ne se limitait pas à révéler les barbaries des militaires guatémaltèques. Elle dévoilait également les responsabilités des Etats démocratiques qui cautionnaient et armaient les tueurs. Et en premier lieu, son pays, les Etats-Unis, dont elle défendait ardemment les idéaux et les principes. Contre ceux qui, à la Maison Blanche ou au Département d’Etat, chaque jour les trahissaient.
“Un chapitre honteux”
« Le Guatemala a été le chapitre le plus honteux de l’administration Reagan, écrivit en 1993 le co-fondateur de Human Rights Watch, Aryeh Neier, dans son livre Taking Liberties. « Mon mépris pour ces dirigeants – Ronald Reagan lui-même, Alexander Haig, Elliott Abrams, Jeane Kirkpatrick et d’autres -, qui firent l’apologie de Rios Montt, reste entier ».
C’est en connaissance de cause, en effet, que l’administration Reagan appuya le général Rios Montt. Elle lui envoya des agents de la CIA et lui fournit des armes, en faisant mine de croire que celles-ci serviraient uniquement à combattre, « dans le respect du droit de la guerre », les organisations de guérilla pro-castristes qui évoluaient au milieu de populations indiennes dénuées de toute protection. Elle détourna le regard des tactiques militaires qui ne faisaient aucune distinction entre les groupes armés et la population civile, considérée comme alliée consentante ou contrainte de la « subversion». Elle accusa de naïveté ou de « sympathies communistes » les défenseurs de droits de l’homme qui dénonçaient l’acharnement meurtrier contre des syndicalistes, des leaders paysans, des intellectuels ou des journalistes critiques.
« Lorsque le bilan épouvantable de Rios Montt commença à être connu, écrit Cynthia Brown dans son livre With Friends Like These (Avec des amis pareils…), l’administration Reagan prit sa défense comme si le général était victime d’une campagne de diffamation ». Le 4 décembre 1982, Reagan déclara même que le président guatémaltèque était « un homme d’une grande intégrité personnelle ». En mai 1982, pourtant, les évêques catholiques guatémaltèques avaient dénoncé sans équivoque les massacres: « Jamais dans notre histoire, de tels extrêmes n’ont été atteints, écrivaient-ils. Les assassinats relèvent désormais de la catégorie du génocide ».
Entre 1960 et 1996, plus de 200.000 personnes furent emportées dans cette politique d’éradication politique et d’épuration ethnique. Et tout au long de ces années d’horreur, d’autres pays occidentaux apportèrent leur appui aux militaires guatémaltèques. Entre 1980 et 82, l’Argentine, alors dirigée par une dictature militaire impitoyable, prêta ses tortionnaires et ses forces spéciales aux services de sécurité guatémaltèques. En 1977, lorsque l’administration Carter se fâcha avec le régime militaire, Israël prit le relais. «Israël équipa l’armée, la police nationale, la police judiciaire et la force aérienne, écrit Cynthia Brown, et ses conseillers assistèrent plusieurs présidents, dont Rios Montt, dans leurs campagnes contre-insurrectionnelles ». De son côté, la France dut bien admettre que l’école de la République ne formait pas que des démocrates : le général Manuel Benedicto Lucas Garcia qui dirigea la contre-insurrection au début des années 80 était passé par l’Ecole militaire de Saint-Cyr.
Le geste de Bill Clinton
En février 1999, le rapport de la Commission pour l’éclaircissement historique, parrainée par les Nations unies, confirma ces complicités. Un mois plus tard, lors d’une visite au Guatemala, le président Bill Clinton condamna « l’appui apporté par les Etats-Unis aux forces militaires et aux unités de renseignement impliquées dans la violence et la répression généralisée. Notre pays ne peut pas répéter cette erreur », déclara-t-il.
Aujourd’hui, le voile du silence et de l’impunité recouvre cette histoire cachée du génocide. Seuls quelques journalistes et défenseurs des droits humains, comme Allan Nairn, Eric Alterman, Kate Doyle et Aryeh Neier, ont rappelé à l’occasion de ce procès le rôle désastreux joué par des Etats démocratiques. Seules quelques organisations se préoccupent de ce déni de justice, à l’exemple de l’International Crisis Group qui vient de publier, fin septembre, un rapport détaillé sur ce procès saboté.
Le souvenir d’un des épisodes les plus violents de l’histoire de l’Amérique latine se fond dans la nuit et le brouillard de l’amnésie volontaire. Et la fameuse sentence du philosophe américain George Santayana resurgit, impitoyable : «ceux qui ne veulent pas se rappeler le passé sont condamnés à le répéter ». A moins que vendredi, le jury du Nobel ne brise le silence…